La littérature et la vie
La tâche de vivre
Pourquoi et comment vivre ? C’est la question fondamentale que soulèvent, chacun à leur manière, Yvon Rivard et Mélikah Abdelmoumen, dans leur dernier livre, l’un dans un roman philosophique, Le dernier chalet, l’autre dans un récit autobiographique, Douze ans en France, qui nous ramènent tous deux à l’essentiel.
Le dernier chalet (Leméac, 2018) s’inscrit dans le prolongement direct des œuvres antérieures d’Yvon Rivard, tant de ses romans que de ses essais. Depuis le tout début de son parcours, cet écrivain ne cesse en effet de reprendre et de relancer les interrogations et les préoccupations éthiques qui l’habitent et déterminent son rapport à autrui et au monde. C’est le cas encore une fois dans ce récit que l’on pourrait qualifier de « philosophique », non pas tant par les réflexions métaphysiques qu’il contient, que par la nature même de la quête de son héros, de nature profondément existentielle.
Que faire au moment du crépuscule ?
Alexandre, le héros-narrateur, est parvenu au crépuscule de sa vie, face à un avenir qui se rétrécit dangereusement, et il se demande avec angoisse ce qu’il pourrait bien faire des années qui viennent pour être quitte des tâches que la vie lui aurait confiées et qu’il est loin d’être convaincu d’avoir remplies. Sa vie privée s’est stabilisée au cours des années récentes avec sa jeune compagne, Marguerite, mais cela efface-t-il ses échecs amoureux de naguère avec Françoise, la mère de sa fille Alice, et Clara, sa maîtresse au long cours ? Et ses succès apparents auprès de ses petits- enfants, Jeanne et Jules, rachètent-ils le ratage de son affection impuissante pour leur mère, qu’il n’a pu protéger du malheur de vivre ? Ses livres eux-mêmes qu’il a apparemment réussis, qui lui ont valu prix et reconnaissance, l’ont-ils rapproché des autres et procuré le bonheur qu’il en attendait ?
Que pourrait-il donc faire maintenant qui lui permettrait de demeurer vivant, de se rapprocher d’autrui et de trouver l’harmonie avec le monde dans sa totalité, des pierres du chemin au ciel étoilé ? Écrire un dernier roman qui lui permettait de trouver un accomplissement que les œuvres produites antérieurement ne lui ont pas donné, autant de tentatives décevantes d’atteindre et de finalement manquer l’absolu ?
Cette interrogation pressante sert de fil conducteur au récit, assure son unité et sa profondeur. Que faire donc, avant de disparaître à jamais, qui puisse donner une signification d’ensemble cohérente à un parcours décousu et incertain ?
Les deux voies : l’action, la création
Personnage ambivalent et déchiré, partagé entre sédentarité et nomadisme, entre deux femmes, deux chalets (près d’une rivière ou du fleuve), le héros qui se décrit lui-même comme un « incurable romantique » est appelé à choisir entre l’action incarnée par des figures paternelles successives (le père « jobber », l’ami fermier autodidacte, la figure mythique de Champlain) et la création, symbolisée par la figure exemplaire et idéalisée de Gabrielle Roy.
Le père, « jobber » et meneur d’hommes en Mauricie, représente le « chantier » de l’enfance et des origines, celui dans lequel Alexandre a trouvé son enracinement, univers qu’il a essayé de reconstituer et de prolonger dans son œuvre qui en est une sorte de métamorphose contemporaine. Gilbert, l’ami, aujourd’hui devenu une sorte de « gentleman farmer » sur une terre du Bas-du-Fleuve, est un ancien travailleur social devenu intellectuel autodidacte, qui écrit le matin et laboure ses champs en après-midi. Inspiré par la figure réelle de l’auteur Jean Bédard, dans ce récit qui possède une dimension autobiographique indéniable, il accomplit une sorte de révolution de la vie quotidienne qui fascine les jeunes gens de la ville et le narrateur du Dernier chalet, qui voit en lui une sorte d’exemple à suivre. Champlain, enfin, incarne la figure du « rêveur » sublime, celui qui passe de la songerie à l’acte, qui va vouloir littéralement créer un monde nouveau en terre d’Amérique, visant à « établir entre le monde et l’homme une relation d’hospitalité, l’un ne pouvant détruire, épuiser ou empoisonner l’autre qui l’accueille ». C’est dans cette lignée héroïque, dont Champlain incarne la figure archétypique et mythologique, que se situe Alexandre lorsqu’il se perçoit comme homme d’action en s’engageant par exemple dans les luttes écologiques comme celle suscitée par le projet de super-port pour pétroliers à Cacouna évoquée dans un chapitre du roman.
La voie de la création est incarnée principalement par la grande écrivaine Gabrielle Roy, absorbée totalement par l’édification de son entreprise, donnant naissance à un monde nouveau, comme Champlain, mais par les mots et l’immense labeur qu’ils ont exigés d’elle pour trouver leur accomplissement dans une œuvre à travers laquelle le monde réel trouve à la fois sa représentation et sa transfiguration. Écrivain d’abord et avant tout, Alexandre, fasciné par celle qui apparaît comme son auteure préférée, avec Virginia Woolf, voudrait bien « accomplir quelque chose d’utile avant de disparaître », qui pourrait peut-être prendre la forme d’un livre ultime, mais aussi et beaucoup plus simplement s’incarner dans le désir de vivre tout bonnement avec les siens : la femme aimée, les enfants, les amis et ses compatriotes proches et lointains, tous ceux que la vie a placés sur son destin.
C’est la « leçon » qui semble se dégager au terme du parcours sinueux d’Alexandre, magnifiquement reconstitué par Yvon Rivard dans une prose somptueuse, toute en finesse et en délicatesse, qui représente un sommet dans son œuvre, une réussite totale, dont on voit mal, comme il le dit lui-même à propos du dernier livre d’un ami dont on devine qu’il s’agit de Pierre Vadeboncoeur, comment elle pourrait être dépassée…
L’implication dans l’enfer de l’exclusion
Le récit de Mélikah Abdelmoumen, Douze ans en France (VLB, 2018), s’offre comme une réponse concrète à l’interrogation formulée en termes méditatifs par le héros d’Yvon Rivard. Pourquoi et pour qui vivre ? Pour porter assistance à autrui comme le souhaitait Hermann Broch, les proches mais aussi les exclus de ce monde, ce qui est le cas de la communauté des Roms, marginalisée au sein même des populations appartenant à la périphérie de la société dite normale.
Ces damnés de la terre vivotant en plein cœur de la modernité triomphante, l’auteure en fait la connaissance par hasard, au cours d’un séjour en France motivé par les études – la rédaction d’une thèse sur Serge Doubrovski, reconnu comme un pionnier de l’autofiction – et par une rencontre amoureuse. Son récit, qui épouse la forme d’un journal, se présente d’abord comme une narration, assez classique, d’une acclimatation, parfois difficile, à la France et à ses instances administratives peu commodes et accueillantes à l’endroit des étrangers.
Cela ne serait pas dramatique en soi. Ce qui va bousculer l’auteure au moment où, après une dizaine d’années, elle se sent devenue une « immigrée tranquille », c’est la montée de la haine ordinaire à l’endroit de la population arabo-musulmane, à laquelle elle est associée aussi par son nom et son origine (son père est un Tunisien marié à une femme du Saguenay). Haine particulièrement exacerbée au moment des attentats (de Charlie Hebdo, du Bataclan, etc.) et qui devient proprement insupportable. D’autant plus qu’on la retrouve dans le discours public lui-même, dans la bouche de député·e·s et de ministres, tant de la gauche que de la droite. Cela secoue l’auteure au point de provoquer en elle une « dépression anxieuse » qui lui fait songer à un retour au Québec, qui a finalement eu lieu l’an dernier, mettant fin à une expérience qui, note-t-elle, « m’a grandie autant qu’elle m’a usée ».
C’est dans ce cadre éprouvant qu’elle s’engage dans un long combat pour soutenir une famille de Roms vivant dans des bidonvilles qui sont autant de squats temporaires, s’impliquant plus particulièrement avec la mère, Viorica, avec laquelle elle entretient une relation singulière, déconcertante par moments, dans laquelle elle fait montre d’une grande humanité. Sans aveuglement ni illusion sur la possibilité réelle de transformer la vie de cette femme et des siens, qui lui échappe largement. Sans naïveté non plus sur son pouvoir de les représenter dans leur vérité par-delà les clichés qui les stigmatisent et auxquels elle n’est pas sûre d’échapper elle-même en tant que « bonne dame privilégiée et dégoulinante de bons sentiments. »
Cette lucidité n’empêche cependant pas une action qui incarne très concrètement l’idée simple, peut-être simpliste, énoncée par le héros-narrateur du Dernier chalet, « que la bonté repousse le mal et l’obscurité, que chaque acte de bonté est un acte de connaissance et un retour à l’être ». Ce que se révèlent également être ces deux livres, témoignant chacun dans son registre – de la méditation au témoignage – de la capacité de dépassement de la littérature lorsqu’elle met les mots au service d’autrui et du monde.