Culture
Joyeux Noël ou joyeux décembre, monsieur Orwell ?
Un autre point de vue
Dans un « Devoir de philo » intitulé « Joyeux Noël ou Joyeux décembre, monsieur Orwell ? », publié le 24 décembre dans Le Devoir, un étudiant au doctorat en sociologie de l’UQAM, Mathieu Bock-Côté, écrit en se référant à George Orwell : « Tout comme le socialisme, le multiculturalisme s’impose par une forme particulière de terreur idéologique, la rectitude politique, dont l’écrivain aura probablement été le premier théoricien ».
Cette affirmation est particulièrement perverse à divers points de vue. Elle laisse d’abord entendre qu’aux yeux d’Orwell, le socialisme serait le produit naturel de la terreur idéologique. Il faut tout ignorer d’Orwell et lui prêter les idées les plus contraires aux siennes pour soutenir une telle chose. Il faut surtout confondre le socialisme, qu’il défendait inconditionnellement, et son tragique travestissement, le totalitarisme stalinien, qu’il a découvert au cœur de la guerre civile espagnole à laquelle il a participé en tant que combattant dans les milices de ce petit parti communiste antistalinien qu’était le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), et contre lequel il a lutté sans relâche jusqu’à sa mort, par son engagement politique et ses écrits, dont 1984 et La ferme des animaux.
Pendant toutes ces années, le volet indissociable du combat d’Orwell contre le totalitarisme a été son combat pour le socialisme. Parlant de sa participation à la guerre civile espagnole comme de l’expérience la plus importante de sa vie qui en influença par la suite tout le parcours, il écrit : « Chaque ligne de travail sérieux depuis lors a été écrite, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et en faveur du socialisme démocratique […] dont le véritable objectif est la fraternité humaine ».
Dans Hommage à la Catalogne, qui est le récit de cette participation sur le front d’Aragon, il décrit dans les termes suivants les rapports d’égalité qui y existaient entre miliciens : « En un sens, il serait conforme à la vérité de dire qu’on faisait là l’expérience d’un avant-goût du socialisme […] L’habituelle division de la société en classes avait disparu. Et cela eut pour résultat de rendre mon désir de voir établi le socialisme beaucoup plus réel qu’il ne l’était auparavant ».
Quelque dix années plus tard, dans la préface de l’édition ukrainienne de La ferme des animaux, il se disait consterné de la facilité avec laquelle la propagande totalitaire pouvait contrôler l’opinion d’individus éclairés dans les pays démocratiques. C’est ainsi, écrit-il « que j’ai compris, plus clairement que jamais, l’influence néfaste du mythe soviétique sur le mouvement socialiste occidental [et qu’il est] indispensable de détruire ce mythe si nous voulons assister à la renaissance du mouvement socialiste ».
Peu de temps avant sa mort, il a répondu comme suit à ceux qui voyaient dans 1984 une attaque contre le socialisme : « Le propos de mon dernier roman n’est pas d’attaquer le socialisme ou le parti travailliste britannique (que je soutiens), mais de dénoncer les risques que comporte une économie centralisée et dont le communisme et le fascisme ont déjà en partie donné l’exemple » (pour éviter toute confusion, sans doute conviendrait-il mieux d’utiliser ici le terme « stalinisme » plutôt que le terme « communisme »).
Il faut se livrer à une banalisation grotesque du totalitarisme pour y amalgamer le multiculturalisme, si pernicieux soit-il, comme le fait Bock-Côté, et caractériser ce dernier comme un « système de censure idéologique qui criminalise sa contestation », ou de « corruption idéologique du langage politique, héritée de cette utopie malfaisante qu’est le marxisme ». On nage ici en plein délire. Tout aussi grotesques sont les conjectures de Bock-Côté quant à ce qu’Orwell dirait de l’évacuation de Noël de l’espace public : défenseur des milieux populaires, Orwell, dit-il, « rappellerait probablement que la question du multiculturalisme recoupe une nouvelle lutte des classes » !
Plutôt que de se livrer à des conjectures aussi rocambolesques, rappelons qu’Orwell, défenseur des opprimés, appuyait ceux-ci intégralement, y compris dans leurs rejets les plus radicaux de symboles et de traditions de leur patrimoine historique lorsque ces symboles et traditions étaient assimilés par eux à leur exploitation. Parlant de la réaction immédiate de la classe ouvrière espagnole à l’insurrection militaire dirigée par le général Franco, Orwell écrit dans Hommage à la Catalogne : « Les paysans saisirent la terre ; les syndicats saisirent beaucoup d’usines et la plus grande partie des moyens de transport. Les églises furent saccagées partout, parce qu’on avait parfaitement compris que l’Église espagnole était partie intégrante de la combine capitaliste ».
Je pense donc ne pas trahir la pensée d’Orwell en disant que, selon moi, il aurait été d’une intransigeance totale à l’égard de l’exhibition du crucifix à l’Assemblée nationale et dans les autres lieux publics et qu’il aurait eu la même attitude face au port de signes religieux ostentatoires dans le domaine public, en particulier de ceux qui font outrage aux femmes comme le voile islamique.
Je pense aussi qu’il aurait été favorable au maintien de la reconnaissance de la fête de Noël en tant que fête laïque, ce qu’elle est d’ores et déjà devenue aux yeux d’une majorité de québécois, non croyants et croyants, toutes confessions confondues. Il aurait donc été favorable pour cette raison au maintien du souhait de « Joyeux Noël » le 25 décembre et opposé à son remplacement par des inepties comme « Joyeux décembre ».
Je suis enfin convaincu qu’il aurait été contre le cours Éthique et culture religieuse. Non pas parce que ce cours tendrait à banaliser la foi catholique et à promouvoir les autres confessions dans un esprit multiculturaliste. Mais parce que, favorable à la diffusion des connaissances et partisan d’une éthique laïque, il aurait sans aucun doute appuyé un cours d’histoire des religions et se serait vertement opposé à un cours qui exclut l’athéisme et qui fonde l’éthique sur les croyances religieuses.