Des centres sociaux autogérés à la lutte avec les sans-papiers en Andalousie

No 034 - avril / mai 2010

International

Des centres sociaux autogérés à la lutte avec les sans-papiers en Andalousie

Entrevue avec Carlos Serrano Espinoza

Étienne David-Bellemare

Militant anarchiste, travailleur social et fondateur du Bureau des droits sociaux de Séville[Voir : http://ods-sevilla.org/], Carlos S.E s’investit depuis plus de 20 ans dans divers collectifs qui partagent les principes de l’auto-organisation basée sur la gestion horizontale ainsi que la démocratie et l’action directes. Nous l’avons rencontré afin qu’il dresse un portrait de ces expériences qui prennent racine dans la transformation de la réalité socioéconomique contemporaine.

AB : Quelle a été ton implication dans les centres sociaux autogérés à Séville ?

CSE : J’étais impliqué en 1990 dans des groupes d’insoumis qui refusaient le service militaire obligatoire. Nous avions besoin d’un endroit pour nous réunir et nous organiser et ça a mené à la création du premier centre social occupé et autogéré (CSOA) à caractère politique à Séville en 1991. Nous avons occupé un édifice vacant et c’est à partir de ce lieu où se sont regroupés des militant-e-s de plusieurs tendances que nous avons mis sur pied la coalition « débarquons l’Expo ». Celle-ci visait à dénoncer la glorification du colonialisme espagnol que commémorait l’exposition universelle de Séville en 1992. Cet exemple du potentiel de mobilisation des CSOA a entraîné par la suite la création de 4 autres centres qui développeront des axes d’interventions dans les luttes sociales, particulièrement en ce qui à trait à la « gentrification ». Nous serons tous expulsés par la garde civile en 1995 mais nous continuerons la lutte contre les agences immobilières spéculatrices qui participent au mouvement d’embourgeoisement des quartiers populaires.

Plus tard en 2002, nous organisons une autre occupation qui servira de point de rencontre de militant-e-s qui lancent une série d’initiatives dont l’opposition à la guerre en Irak, l’appui à la lutte des zapatistes et la création d’un collectif féministe. En ce sens, nous constatons que les occupations visant à créer des centres sociaux autogérés sont pour nous un outil et non une fin. Ils sont essentiellement un lieu de canalisation des forces populaires en particulier chez la jeunesse contestataire. C’est-à-dire qu’ils servent à regrouper des individus qui peuvent se rencontrer, participer à des activités sociales, culturelles et politiques et mettre sur pied des collectifs qui s’impliquent dans différentes luttes. Ils servent aussi à fournir du logement aux personnes en difficulté, ce qui nous amène à dénoncer la domination de la propriété privée sur les besoins sociaux.

AB : Il existe une critique qui qualifie les CSOA de lieux destinés à être happés par la contre-culture institutionnalisée, es-tu d’accord avec cette analyse ?

CSE : L’expérience de Séville nous démontre que les CSOA ne durent ici pas plus de 5 ou 6 ans. On ne peut donc pas la comparer à des expériences similaires ailleurs en Europe comme à Milan, à Amsterdam, à Londres ou à Berlin où il existe des CSOA qui durent depuis plus d’une décennie. On sait tout de même que plusieurs d’entre eux ont fini par négocier avec l’État qui est devenu propriétaire de l’édifice tout en garantissant un loyer à bas prix. Ici rien de tel n’est arrivé. Nous suivons toujours la même ligne politique : aucune négociation avec l’État ; une expulsion signifie une autre occupation. Évidemment, nous ne voulons pas que les CSOA soient de nouveaux clubs pour la jeunesse. On dit parfois que les occupations sont des caprices de la part de la jeunesse et qu’elles ne servent pas réellement la lutte pour des transformations sociales. Nous savons que ce n’est pas vrai. Le CSOA est un espace référentiel qui permet aux gens de se rencontrer, de se parler et de s’organiser, c’est un outil et non une fin et nous voulons que ça reste ainsi. Les CSOA en tant que tels ne sont pas des organisations politiques mais des lieux concrets de convergences. Il y a une certaine ligne idéologique qui soutient que les CSOA devraient être des lieux alternatifs qui reflèteraient la société de demain que nous voulons. Ce n’est pas mon opinion. C’est clair qu’on s’organise de manière autogérée à l’intérieur du CSOA mais c’est dans le but d’agir à l’extérieur sur le terrain politique qui englobe toute la société.

AB : Sur un autre plan, tu as travaillé plusieurs années avec les immigrants et les travailleurs et travailleuses sans-papiers, peux-tu nous en dire plus long à ce sujet ?

CSE : Je me suis joint en 1999 à la Confédération générale du travail (CGT) [anarcho-syndicaliste] dans l’axe des précaires qui représentait ma génération et je voulais également m’investir dans tout ce qui touche à la question de l’immigration. J’ai donc commencé à collaborer comme militant avec l’Organisation démocratique des immigrants et des travailleurs étrangers (ODITE) qui était partie prenante de la CGT. Mais après 4 ans, en 2003, plusieurs compagnons et moi avons décidé de rompre avec la ligne d’intervention de la CGT. Pour notre part, nous pensions que la nouvelle force de travail émergente que sont les précaires et les immigrant-e-s constituait le fer de lance de la réorganisation actuelle du monde du travail. Mais pour la CGT, les travailleurs et travailleuses sans-papiers ne représentaient pas de nouveaux membres et ne rapportaient pas d’argent. Les précaires, quant à eux, représentaient un « membership » instable puisque basé sur des contrats de courte durée : 3 mois à l’épicerie, 2 mois dans une usine de carton, 4 mois à la station d’essence… L’appui du syndicat restait donc toujours minime. De plus, la CGT avait peu d’expérience avec les immigrant-e-s et les sans-papiers qui travaillent essentiellement dans les campagnes comme ouvriers agricoles ou dans le domaine de la vente ambulante. Enfin, les militants plus orthodoxes de la CGT s’opposèrent à la création d’un secrétariat à l’immigration au sein de la centrale. Pour eux, c’était le rôle des organisations non-gouvernementales de travailler auprès de cette nouvelle population. Donc, devant ce discours, nous avons décidé de rompre avec la CGT et de créer un nouvel outil de lutte, le Bureau des droits sociaux. Toutefois, durant ces années, un travail énorme s’est tout de même effectué. Par exemple, à partir des dizaines d’occupations d’édifices gouvernementaux et des grèves réalisées dans le domaine de la production de la fraise à Huelva, où travaillent entre 30 000 et 40 000 immigrants, un nombre important de sans-papiers ont obtenu la régularisation de leur statut légal.

AB : Qu’est-ce que le Bureau des droits sociaux de Séville ?

CSE : Au Bureau des droits sociaux, nous essayons de théoriser une nouvelle façon de pratiquer la politique. Ce n’est ni une organisation politique ni un syndicat, c’est un collectif qui se nourrit des différentes approches et pratiques qui nous entourent puisque ces militants proviennent de plusieurs milieux. Nous tentons de créer une série d’outils pratiques qui servent essentiellement aux mouvements sociaux, aux sans-papiers et aux précaires. Nous avons créé une structure organisée qui peut s’inscrire dans la durée en se basant sur les 3 paramètres suivants : fournir des outils techniques et juridiques en ce qui a trait au droit du travail et aux droits sociaux, organiser de la formation et de l’autoformation au sujet de l’environnement social et politique et, enfin, favoriser l’auto-organisation et les luttes. À partir de notre petite organisation, nous avons réussi à favoriser des luttes dans des domaines comme l’hôtellerie, les services à domicile et la production agricole.

AB : Les syndicats pourraient faire ce que vous faites, pourquoi donc s’organiser à l’extérieur de ceux-ci ?

CSE : Nous tentons d’une certaine façon de pousser les syndicats à s’intéresser à la nouvelle réalité du « précariat » malgré le fait que la plupart des vieux militant-e-s ont grandi dans une dynamique de lutte où il existait une plus grande sécurité d’emploi. En ce qui nous concerne nous avons un lien organique avec la précarité puisque c’est notre réalité. La différence entre nous et les syndicats repose aussi sur le fait que les personnes intéressées à s’organiser et à lutter nous utilisent comme outil et non l’inverse. Il y a une grande flexibilité dans notre approche et nous n’exigeons pas d’affiliation de la part des travailleurs et travailleuses. Nous avons aussi une relation avec les précaires et les immigrants qui va bien au-delà des services que nous offrons. Nous pratiquons la politique directement avec eux et elles. Nous créons un espace de rencontre, nous écoutons ce qu’ils ont à dire, nous tentons de faire en sorte qu’ils créent leurs propres assemblées, qu’ils s’organisent et qu’ils luttent. Nous ne voulons pas fournir un service de conseiller juridique, créer un comité syndical et négocier pour eux et elles. Mais nous ne réinventons rien, nous ne faisons que reconceptualiser la pratique du syndicalisme démocratique et d’action directe en fonction des transformations dans le monde du travail.

AB : En terminant, comment définirais-tu le courant idéologique et politique à la base de tes actions ?

CSE : Si l’on ne s’identifiait pas au mouvement et à la tradition anarchiste et libertaire, nous ne ferions pas la majorité des choses que nous faisons. Nous fonctionnons dans la perspective de créer des structures qui vont à l’encontre des directives de l’État et du patronat parce que nous pensons que c’est le peuple qui doit faire la politique. Nous questionnons donc la démocratie et la propriété privée en appuyant l’auto-organisation des travailleurs et travailleuses et des forces populaires. C’est donc à partir de ces principes que nous avançons. C’est aussi pour ces raisons que j’ai occupé des bâtiments pour y vivre et créer des espaces sociaux autogérés pour que nous puissions nous organiser nous-mêmes.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème