Libérer des espaces : résister, créer, militer
Ni Dieu, ni Maître : la mouvance anarchiste contemporaine
Récupérer de la nourriture dans les conteneurs à poubelles, s’organiser avec ses voisinEs pour construire un centre social autogéré dans son quartier, s’impliquer dans une fanfare de rue : hors de l’arène partisane, point de salut pour l’action politique ? Alors que de nombreux indicateurs confirment une baisse de la confiance envers les éluEs et un déclin de l’intérêt de la population pour la politique des partis, de nombreuses activités militantes se présentent comme autant d’expressions d’une façon originale de faire de la politique à l’extérieur des voies institutionnalisées. Dans le Québec d’aujourd’hui, plusieurs de ces initiatives sont porteuses d’un projet politique dont la forme et la
finalité s’inspirent d’un renouveau de la pensée politique libertaire.
Québec 2001 : un moment décisif
L’anarchisme connaît un regain d’énergie au Québec et ailleurs dans le monde dans la foulée des mobilisations contre la mondialisation néolibérale, vers la fin des années ’90 et au début du nouveau siècle. En territoire québécois, cette pensée politique trouve écho dans de nombreux collectifs qui se sont constitués à la suite des manifestations massives qui ont marqué la tenue du Sommet des Amériques en avril 2001. En opposition au capitalisme – dont le néolibéralisme n’est que la plus récente manifestation – et désillusionnés face aux (in)actions de l’État dans ce processus, ces groupes se forment en marge des courants plus modérés du mouvement altermondialiste qui, pour la plupart, revendiquent un « capitalisme à visage humain ».
Après le Sommet des Amériques, les défis que pose une mobilisation suffisante pour perturber la tenue des grandes rencontres internationales et la volonté d’enraciner le militantisme dans les réalités concrètes vécues par les gens amènent ces collectifs antiautoritaires à orienter plus d’énergie vers le « local » (du slogan « penser global, agir local »). Des groupes se forment alors autour de la défense des droits des immigrantEs et des réfugiéEs, des gaies, lesbiennes et queer, de la guerre et la colonisation, de l’environnement, de la gentrification, du sexisme, de la malbouffe, de la répression policière, etc. Ils créent des cafés-bars militants, des librairies et des bibliothèques indépendantes, des squats politiques, des médias alternatifs, des comités de quartier, des coopératives autogérées, des fanzines libertaires... Ils proposent le recyclage de vieux vélos, diffusent des logiciels libres, forment des groupes se dédiant à l’autosuffisance alimentaire biologique (par le biais de groupes d’achats, de partage de semis, de l’agriculture)…
Ces projets s’enracinent dans des communautés, qu’elles soient géographiques, identitaires ou intentionnelles, et ce, en parallèle aux composantes traditionnelles du mouvement communautaire et d’économie sociale. En effet, les militantEs de ces groupes ne sont pas attiréEs par les organismes communautaires et les mouvements sociaux nés dans la foulée des mobilisations des années 1960-70. Constatant l’institutionnalisation de plusieurs de ces derniers, ils/elles cherchent plutôt à mettre sur pied des projets politiques, sociaux, économiques et culturels autonomes qui rompent avec la logique de toutes les formes de domination. Certains de ces groupes adoptent une plateforme et un discours explicitement anarchistes, se revendiquant ouvertement de diverses interprétations de la pensée anarchiste classique. D’autres se font plus discrets quant à leur parenté avec l’anarchisme, par crainte de répression, de discrimination, par souci de rester ouverts et attirants pour les personnes qui s’intéressent à leur cause ou tout simplement par refus des étiquettes. Il demeure néanmoins qu’il est possible de relever chez ces groupes une filiation idéologique commune.
Une diversité d’initiatives, des valeurs communes
Les groupes engagés dans cette mouvance anarchiste [1] se distinguent des autres courants du mouvement altermondialiste qui développent leur discours en fonction des menaces que posent les multinationales pour la démocratie, les droits du travail, les droits de la personne, les programmes sociaux ou encore l’environnement sans toutefois s’attaquer aux causes des injustices. Utilisant un langage propre à la culture libertaire, ils condamnent certes les interventions de ces entreprises, mais également l’intervention de l’État et de toute forme d’autorité jugée illégitime. Ils proposent plutôt une critique qui s’articule autour de la dénonciation de toutes les formes de domination et d’oppression, s’autoproclamant anticapitalistes, antiautoritaires, anti-impérialistes et antipatriarcaux. Leurs analyses et leurs pratiques militantes visent donc à lutter contre les discriminations, que celles-ci soient fondées sur le genre, la race, la sexualité, la classe, voire même l’appartenance au genre humain (anthropocentrisme). Dans un souci de cohérence avec ces prises de position, leurs principes de base prônent également le respect d’une diversité de tactiques, une attitude de confrontation avec l’État et privilégient le recours à l’action directe, c’est-à-dire à une action exercée par ceux et celles concernéEs par un enjeu, sans l’intervention d’intermédiaires. Cette action directe peut prendre la forme de l’éducation populaire, de l’intervention artistique, d’un geste de subversion, de la mise sur pied d’un service alternatif ou encore d’une perturbation du fonctionnement du système capitaliste.
Il y aurait quelques centaines de personnes tournant autour de ces groupes, dont une majorité de jeunes femmes. Les militantEs s’impliquent dans plusieurs groupes et coalitions ponctuelles à la fois, selon les besoins et affinités. La plupart des collectifs qui appartiennent à cette mouvance anarchiste adoptent un mode organisationnel fluide et non hiérarchique. Celui-ci se caractérise par l’affirmation de la spontanéité et le recours à la démocratie directe et à la décentralisation du pouvoir. S’inspirant du féminisme et pour certains du post-colonialisme, les groupes ont recours à une variété de mécanismes (autogestion sans hiérarchisation, rotation des tâches entre les individus, alternance des tours de parole, prise en compte de la dimension émotive, etc.) qui visent à éliminer la reproduction en leur sein des rapports de domination qu’ils dénoncent à l’extérieur. Ce fonctionnement autogestionnaire témoigne également de l’engagement des groupes dans la construction d’un projet politique alternatif puisqu’il permet de préfigurer, dans « l’ici et le maintenant », la société à laquelle ils aspirent.
En effet, il ne s’agit plus ici d’orienter l’activité militante en fonction d’une éventuelle prise du pouvoir des institutions étatiques, comme l’ont envisagé par le passé d’autres mouvements sociaux et comme le souhaitent toujours des militantEs qui s’inspirent de la pensée marxiste. En mettant en pratique leurs valeurs et leurs visions dans le moment présent, les groupes de la mouvance anarchiste tentent de faire des « révolutions minuscules », au quotidien, bien souvent dans l’ombre des projecteurs. Dans cette optique, alors que le potentiel de résistance des mouvements sociaux est souvent envisagé en fonction de leur capacité à engendrer des résultats politiques concrets, comme par exemple la modification d’un projet de loi, la participation à un processus décisionnel ou la délégation de responsabilités par l’État, l’action des groupes anarchistes nous invite à revoir notre conception du changement social et politique. Face à la crise de légitimité du système politique, à la transformation de l’État-providence, à l’émergence de nouvelles structures de gouvernance mondiale, ces groupes ne définissent pas uniquement leurs stratégies d’action en fonction des seules possibilités offertes par la conjoncture politique du moment. Le pouvoir est plutôt revendiqué comme la capacité d’action que possède chacunE d’agir sur ses propres conditions d’existence, de se prendre en charge de manière autonome.
Consolider l’anarchisme contemporain
Bien qu’ils et elles aspirent à un monde meilleur, les militantEs de ces groupes font face aux contradictions et aux obstacles de la mise en pratique de leurs valeurs. Ces difficultés ne sont pas mineures lorsqu’il est question de vivre la révolution au quotidien dans une société stratifiée ! Les contraintes financières, les quêtes de pouvoir, les difficultés de faire des liens entre l’expérience d’autogestion et le système, les défis reliés à l’expérimentation d’une autre économie, la tension entre l’expansion et le « small is beautiful », la division sexuelle du travail sont autant de défis qui s’expriment au sein des groupes et, bien entendu, dans leur relation avec le monde extérieur.
Leur action suscite également des doutes et des critiques quant à sa véritable capacité de changement. En ce sens, comment faire en sorte que les actions et projets anarchistes soient véritablement déstabilisateurs pour le système en place et ne constituent pas que des voies parallèles à celui-ci, somme toutes compatibles avec l’individualisme libéral ? Il s’agit probablement du plus grand défi auquel fait face la mouvance anarchiste, mais non sans proposer des pistes de solution. Il est en effet possible d’identifier au sein de ce réseau trois axes d’actions qui, conjointement, forment une stratégie de lutte porteuse de la transformation dans la durée et la profondeur à laquelle ils aspirent.
D’abord, comme premier front, on peut constater qu’un grand nombre de groupes anarchistes œuvrent à la création d’alternatives locales autonomes subversives, démontrant ainsi qu’ils sont en mesure de s’organiser de manière autonome, sans dépendre des élites politiques et économiques. Ces initiatives visent entre autre la construction de modèles qui permettent de renouer avec la politique de proximité, avec la communauté et le local. Ce faisant, elles véhiculent une nouvelle forme de lien politique, de « vivre ensemble » fondé sur des liens de proximité, d’entraide et de solidarité. Il s’agit d’un processus construit sur le long-terme visant une prolifération de collectifs en réseau qui prendraient en charge tous les éléments de la vie en société. Puis, conscientEs qu’il ne s’agit pas là d’une condition suffisante pour un véritable changement, les anarchistes se regroupent ponctuellement pour organiser des actions qui mettent des bâtons dans les roues du système capitaliste, c’est-à-dire qui visent à bâtir un contre-pouvoir afin de contraindre les décideurs/euses à ne pas aller de l’avant ou à modifier leurs objectifs. Ceci implique d’être aux aguets de toute opportunité de déstabilisation du bon fonctionnement du système et d’envisager le recours à un éventail de tactiques pouvant aller de la désobéissance civile au sabotage.
Finalement, sensibles au fait que le passage à l’action politique doit nécessairement être précédé de la satisfaction des besoins essentiels des militantEs, bon nombre d’anarchistes revendiquent des réformes stratégiques qui permettent, à court terme, de soulager la faim, de construire des toits ou encore de procurer des soins de santé adéquats. Ce type de revendication est considéré comme acceptable dans la mesure où la réforme aura un effet immédiat sur les conditions de vie des gens, légitimera le moins possible le système en place et contribuera à provoquer une brèche dans sa logique de fonctionnement. En somme, le projet révolutionnaire des anarchistes contemporains au Québec se décline en une variété d’initiatives, elles-mêmes ancrées dans des valeurs communes et une stratégie d’action en différents axes qui pourrait s’avérer porteuse d’un réel mouvement de masse si les autres acteurs sociaux acceptaient d’en reconnaître la pertinence et de s’y allier.
[1] Nous utilisons le terme « anarchiste » pour faire référence à cette mouvance, malgré le fait que plusieurs groupes et réseaux y sont associés implicitement ou préfèrent d’autres appellations, comme par exemple celle d’antiautoritaire