Propriété intellectuelle ? Tromperie intellectuelle !

No 075 - été 2018

Analyse du discours

Propriété intellectuelle ? Tromperie intellectuelle !

Yannick Delbecque

L’expression « propriété intellectuelle » est utilisée de plus en plus fréquemment depuis quelques décennies. Cette désignation terminologique est un dérivé du néolibéralisme, mais le terme est pourtant utilisé sans méfiance dans plusieurs milieux militants. Son usage donne une fausse légitimité au concept de « propriété des idées », concept auquel plusieurs s’opposent notamment lorsqu’il s’agit des brevets sur le vivant.

Le terme anglophone intellectual property, mis en circulation pour la première fois en 1769 à Londres, a été sporadiquement utilisé pendant le 19e siècle pour désigner l’ensemble des lois (comme celles sur le droit d’auteur et les brevets) qui créent des monopoles temporaires dans le but de stimuler l’émergence de nouvelles inventions ou de nouvelles créations artistiques. Le terme a connu un usage officiel dans le nom accordé aux Bureaux internationaux réunis pour la protection de la propriété intellectuelle, créés en 1893 par la fusion d’organisations internationales liées à la Convention de Berne et à la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle. Plus tard, ces « bureaux » sont devenus une agence de l’ONU : l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI).

Bien que le terme soit utilisé dans le nom de ces organisations et traités, l’usage de l’expression « propriété intellectuelle » était pratiquement inexistant avant 1970. Le terme s’est véritablement répandu en même temps que les gouvernements ont adopté l’idéologie néolibérale dans les années 1980 : son utilisation dans les livres recensés par Google a plus que décuplé entre 1980 et 2000. En 1995, entre en vigueur l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), qui accompagne celui à l’origine de la création de l’Organisation mondiale du commerce. C’est à partir de ce moment que le terme s’incruste profondément dans le vocabulaire légal. Au Canada, l’Office de la propriété intellectuelle fournit depuis 1991 des services à ses « clients » et relève du ministère de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique.

Assaut néolibéral sur le langage

Cette progression du recours à l’expression « propriété intellectuelle » suit une courbe similaire à celle d’autres expressions néolibérales telles que « gouvernance ». Le nouveau terme occulte les différences conceptuelles entre les catégories qu’il désigne. Il réduit chaque catégorie à un cas particulier d’un pseudo-concept commun et compatible avec l’imaginaire néolibéral.

Par exemple, le terme « client » est maintenant bien ancré dans le monde de la santé et, dans une moindre mesure, dans le monde de l’éducation. Même si on désigne tout autant le « patient » et l’« étudiant » par le mot « client », aucune infirmière ne pense qu’il faudrait traiter un·e de ses « client·e·s » comme un·e étudiant·e·, de même qu’aucun·e enseignant·e ne conçoit ses cours en pensant à des « patient·e·s ». Que gagne-t-on alors à désigner patient·e·s et étudiant·e s par un terme comme « client·e·s » ? Rien, sinon l’idée que les usagers et usagères des services publics doivent être traités comme des clients est plus importante que de savoir s’ils sont dans un hôpital ou dans une institution d’enseignement. On voudrait nous faire croire que ce qui lie ces personnes relève d’un même rapport : celui de la relation marchande.

Le terme « propriété intellectuelle » dans le contexte néolibéral subordonne au marché les réalités légales très différentes du droit d’auteur, des brevets, des marques de commerce, des secrets industriels ou commerciaux et de plusieurs autres mécanismes créant des monopoles sur des idées ou sur leur expression. Le terme assujettit les objectifs de chacun des concepts juridiques différents à la vision néolibérale dans laquelle la seule manière de valoriser une création ou une invention est d’en faire une marchandise dont la valeur sera déterminée par le marché. C’est d’ailleurs exactement la mission des « bureaux de la propriété intellectuelle » dans les universités : leur multiplication est un des symptômes significatifs de la marchandisation de l’éducation et du savoir.

Différents usages

Il est révélateur que les juristes, même celles et ceux qui sont victimes de la mystification terminologique néolibérale, doivent dans leurs écrits énumérer et décrire les différents types de « propriétés intellectuelles » afin d’être assez précis dans leurs arguments : une infraction à la loi sur le droit d’auteur n’est pas la même chose qu’une violation de la loi des brevets. De plus, chacune des lois qui sont collectivement désignées par l’expression trompeuse de « propriété intellectuelle » possède sa propre légitimation concernant l’intérêt public.

Le droit d’auteur, par exemple, se propose comme un équilibre entre le droit des créateurs à pouvoir générer un revenu en vendant le fruit de leur travail créatif (dont le résultat est l’expression d’une idée) et la défense de l’intérêt public à avoir accès à la culture, qui est garanti par un certain nombre d’exceptions au droit d’auteur, notamment pour des activités de recherche et d’étude. La durée du monopole créé par le droit d’auteur est variable d’un pays à l’autre : 50 ans après la mort du créateur ou de la créatrice au Canada, 70 ans aux États-Unis, 100 ans au Mexique. Le droit d’auteur est d’ailleurs accordé automatiquement, aucune demande d’autorisation n’est nécessaire. Les brevets, quant à eux, servent l’intérêt public en incitant les inventeurs·trices à décrire publiquement leurs inventions en échange d’un monopole limité dans le temps (typiquement 20 ans) sur l’exploitation de leur idée et non sur l’expression de l’idée ! Avant l’existence des brevets, les inventeurs gardaient leurs inventions secrètes pour les exploiter commercialement. Contrairement au droit d’auteur, il faut faire une demande pour obtenir un brevet.

Aux États-Unis, ces notions d’équilibre sont même inscrites dans la Constitution, qui prescrit que les droits d’auteur et les brevets doivent avoir une durée limitée afin que les créations et les inventions deviennent éventuellement des biens publics. D’ailleurs, toujours dans le même pays, toute création créée par l’État appartient automatiquement au domaine public, non couvert par le droit d’auteur. Par exemple, toutes les images de la NASA sont publiques. Les marques de commerce constituent un troisième exemple très différent : elles sont des images ou expressions visant à permettre l’identification du producteur d’un bien, ce qui sert l’intérêt public d’une autre manière que le droit d’auteur ou les brevets.

Il y a beaucoup d’autres concepts juridiques désignés par l’expression « propriété intellectuelle » présentant entre eux des différences encore plus marquées que celles entre le droit d’auteur, les brevets ou les marques de commerce, ce qui rend pratiquement absurde l’idée de réunir tous ces concepts en une seule catégorie.

Remises en question

En acceptant trop rapidement la légitimité du concept de « propriété intellectuelle », on s’interdit de se demander si chacune des catégories qu’il désigne sert toujours l’intérêt public. Plusieurs prix Nobel récents en médecine, en physique et même en économie croient que les brevets sont devenus un frein à la recherche scientifique et à l’inventivité, car ils constituent une nuisance légale au partage et à la réutilisation des idées nécessaire à l’activité scientifique. Certains proposent même leur abolition. Pendant l’épidémie de grippe H1N1, plusieurs pays ont d’ailleurs décidé de produire des vaccins sans respecter les brevets des compagnies pharmaceutiques afin de sauver des vies.

Le droit d’auteur connaît aussi des dérives : sert-il l’intérêt des créatrices et des créateurs ou celui des géants de l’industrie culturelle qui, bien souvent, les exploitent ? Les dernières révisions du droit d’auteur, sous l’influence des États-Unis et de certains traités internationaux, incluent des clauses permettant aux diffuseurs de contrôler l’accès à leur contenu à l’aide de mesure technologique. Comme ces mesures permettent de modifier les permissions d’utilisation à volonté, cela revient à permettre à des compagnies privées le pouvoir de réécrire la loi sur le droit d’auteur selon leurs propres intérêts. Un diffuseur de livres en ligne utilisant ce genre de dispositif technique peut l’utiliser par exemple pour empêcher les échanges de livre, la revente, le don, etc., des pratiques pourtant légales lorsqu’il s’agit des livres imprimés.

Terminologie alternative

L’utilisation du terme trompeur de « propriété intellectuelle » peut nous empêcher de formuler avec précision certaines critiques ou encore nous donner l’impression que la création et les inventions ne peuvent être valorisées que par la mise en marché, alors qu’elles peuvent aussi l’être par le partage. Quelle terminologie utiliser si on abandonne cette expression ? Il y a une panoplie d’expressions utilisées par différentes autrices et différents auteurs telles que « monopoles intellectuels », « idées propriétarisées », « monopoles sur l’immatériel », etc. L’idéal serait de revenir aux termes originaux : droit d’auteur, brevets, marques de commerce, etc. Avec ces termes, le discours gagne toujours en précision et en rigueur et on évite en plus de donner de la légitimité au néolibéralisme !

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème