Dossier : Sciences engagées

Dossier : Sciences engagées

L’économie de la promesse

Guillaume Dandurand, Florence Lussier-Lejeune

Les discours prophétiques sur la science et la technologie façonnent la société, du financement à l’orientation des priorités en recherche.

Au tournant du siècle, les nanotechnologies promettaient de changer le monde, un atome à la fois. Les nanopuces, nanorobots, nanomoteurs et nanomachines apparaissent comme la manifestation matérielle de la « révolution nanoscientifique ». Vingt ans plus tard, on constate que les avancées technologiques réelles des nanotechnologies sont beaucoup plus modestes que la révolution qui avait été prophétisée.

Une telle promesse technoscientifique n’est jamais un simple énoncé descriptif. Comme l’illustre le cas des nanotechnologies, la promesse de révolution génère l’action, le mouvement ; elle fait rêver et convainc ; elle est rassembleuse. Les promesses technoscientifiques génèrent une attente de résultat des avancées scientifiques ou technologiques. Pour reprendre à notre compte les mots du sociologue de l’innovation Pierre-Benoît Joly [1], la promesse technoscientifique engendre un « horizon d’attente », un espace résolument politique au sein duquel les actrices et acteurs de l’innovation légitiment leur projet, mobilisent des ressources limitées et mitigent les nombreuses incertitudes propres à l’activité technoscientifique. La promesse est donc un objet rhétorique puissant permettant aux personnes qui les formulent d’agir sur les gens et les choses, stabilisant ainsi un certain futur technologique plutôt que d’autres.

Au nom d’une croissance économique sans fin, les technologies se succèdent pour réactiver sans cesse la machine à fabriquer des solutions technologiques, présentées comme la panacée à nos problèmes sociaux. Cette machine doit être abordée pour ce qu’elle est : une entreprise qui dépolitise les enjeux sociaux au profit d’un certain progrès technologique, contribuant au passage à l’exclusion tacite d’un pan de la société de la prise des décisions politiques concernant la recherche. Ce phénomène, dans les études francophones en science, technologie et société, se nomme « l’économie de la promesse ».

Manufacturer des attentes, s’approprier des ressources

Les études portant sur l’économie de la promesse interrogent les représentations des capacités technologiques futures construites par certaines actrices et acteurs pour coordonner le développement technoscientifique. Ce champ de recherche, maintenant classique en science, technologie et société, s’inscrit à l’intersection des sociologies de l’innovation et des attentes et examine de manière critique la force motrice et l’impact social qu’ont les promesses sur l’activité technoscientifique.

Ces promesses sont performatives et agissent donc sur le monde : elles suscitent l’intérêt et soulèvent l’enthousiasme, permettent de gagner des adeptes, de former des équipes et ainsi d’attribuer des rôles et des obligations à chacun·e dans les activités de recherche, le tout en cultivant l’« acceptabilité sociale ». L’influence de l’économie de la promesse sur la société est donc colossale. En plus de sécuriser les conditions matérielles nécessaires à l’activité technoscientifique, les promesses façonnent les priorités de la recherche, mènent à de nouvelles politiques publiques, stimulent l’activité industrielle et ainsi acheminent des fonds publics à des entreprises privées. Le tout est motivé par l’attente, parfois non fondée, d’un bénéfice certain pour l’ensemble de la population.

Les promesses rassemblent des actrices et acteurs hétérogènes aux domaines d’occupation multiples et variés, comme la recherche, les investissements publics et privés, l’entrepreneuriat, la consultation, les médias ou les politiques publiques.

Le cas de « l’écosystème de l’intelligence artificielle (IA) » en est un exemple patent. Depuis 2012, la communauté de recherche de l’IA a formulé des promesses sur les impacts sociaux de l’IA, laissant présager que celles-ci auront des retombées semblables à celles qu’a eues la machine à vapeur pendant la révolution industrielle. Cette promesse d’une IA révolutionnaire a rapidement trouvé un écho dans les médias, qui offrent une couverture médiatique généreuse et positive à cette communauté. Du côté des politiques publiques, l’engouement pour l’IA s’est matérialisé par la création de stratégies nationales visant l’avancement du domaine et l’investissement de fonds publics dans la recherche universitaire et privée, et ce, souvent autour des mêmes actrices et acteurs de cet « écosystème de l’IA ».

Ces activités d’émission, de transmission et de réception d’une vision partagée du futur technologique de l’IA ont des effets structurels sur l’économie politique canadienne, accaparant les ressources publiques limitées de l’État sur la base de la révolution annoncée des techniques de l’apprentissage automatique, encore plus ou moins bien comprises par toutes les parties prenantes. Il est de mise de cultiver la réflexion critique sur la question et repenser la façon de gouverner la recherche scientifique et technologique.

De l’engouement à la déception

La quête du nouveau Graal technoscientifique entraîne dans son sillage l’investissement d’importantes ressources humaines et matérielles au détriment d’autres projets de recherche. Au niveau planétaire, la surenchère de promesses nationales tend à se traduire par une course mondiale à l’avantage compétitif, censée être conférée par la nouvelle technologie « de rupture ». Devant la perspective de s’imposer comme chef de file mondial, la communauté politique n’hésite pas à délier les cordons de la bourse de l’État, sans avoir au préalable évalué le caractère faillible de la recherche et du développement technologique.

Or, cette gouvernance de l’avancement technoscientifique, aveuglée par le caractère spéculatif de la promesse, risque de décevoir. Le terrain de l’activité technoscientifique est jonché d’embûches ; la recherche et le développement technologique consistent en une série d’activités, longues et incrémentales, à la fin de laquelle la possibilité de l’échec est bien réelle. Il faut célébrer cette possibilité. Sans cela, la recherche technoscientifique est vouée à être présentée, dans l’espace public, comme un énoncé infaillible. Mais considérer les promesses comme des instruments performatifs représentant un futur parmi tant d’autres permet d’aiguiser un regard critique envers les cycles d’engouement et de déception qui caractérisent les processus liés à l’innovation technoscientifique.

En définitive, les oubliées sont les personnes qui se trouvent en marge des dynamiques de l’économie de la promesse. Lorsqu’une découverte engendre la controverse, il existe bel et bien des plateformes publiques pour favoriser la participation citoyenne et générer l’« acceptabilité sociale », comme les commissions et les déclarations qui visent la manufacture du consensus sur la base de la nature « responsable » d’une technologie. Parfois décrites comme du « ethics washing » ou du « green washing », pour reprendre les termes anglais, ces tactiques entretiennent l’illusion que les activités des promoteurs de la promesse peuvent s’autoréguler, en invitant les citoyennes et citoyens à se prononcer dans des débats aseptisés. Au lieu de considérer la société comme un groupe de bénéficiaires passifs dont l’acceptabilité est ciblée, la gouvernance technologique gagnerait à être remplacée par une gouvernance plus inclusive mettant de l’avant la critique de la promesse technoscientifique.

En guise de solution à ce caractère exclusif de l’économie de la promesse – c’est-à-dire à cette division entre, d’une part, les promoteurs qui s’activent à façonner le futur technoscientifique et, d’autre part, les bénéficiaires passifs dans le reste de la société – Pierre-Benoît Joly suggère la mise en place d’une expérimentation collective, d’une action collective qui évolue au rythme des apprentissages tirés d’essais-erreurs sur une longue durée et à travers laquelle les besoins des groupes sociaux concernés sont continuellement redéfinis et précisés. Certes, certaines promesses émergent pendant ce processus itératif, mais celles-ci sont négociées et remises en question. Surtout, elles sont reconnues pour ce qu’elles sont : des énoncés performatifs. Ce faisant, les expérimentations collectives interviennent dans la dynamique de l’économie de la promesse et abordent les technologies comme un dispositif modulable que la collectivité peut s’approprier, lui permettant ainsi rejeter le « solutionnisme technologique » ambiant au profit du développement social. 


[1Dans l’ouvrage collectif Sciences et technologies émergentes : pourquoi tant de promesses ?, sous la direction de Marc Audétat, Paris, Hermann, 2015.

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