Observatoire des luttes
Blockchain : vers une utopie cypherpunk ?
Si la cryptomonnaie bitcoin est maintenant relativement bien connue, la « blockchain » (littéralement « chaîne de blocs ») est la technologie qui en permet l’existence. Prouesse technique anonyme, la blockchain sera-t-elle révolutionnaire ?
À l’heure actuelle, il existe de nombreuses cryptomonnaies moins populaires que le bitcoin qui utilisent néanmoins toutes des variantes du principe de la blockchain. Si on critique avec raison le bitcoin et les autres cryptomonnaies comme moyens d’évasion fiscale et de spéculation débridée, la technologie blockchain ouvre cependant de nouvelles possibilités qui mériteraient d’être analysées et prises en compte par la gauche. Pour la décrire, certain·e·s n’hésitent d’ailleurs pas à utiliser le qualificatif « révolutionnaire » : on prédit qu’elle aura un impact au moins aussi grand que l’arrivée d’Internet dans la vie publique.
Chaînes de blocs
Une blockchain est une forme de base de données décentralisée. Le mathématicien et vulgarisateur Jean-Paul Delahaye la décrit comme un grand cahier collectif que tout le monde peut lire librement, où tous peuvent écrire, mais où les inscriptions sont impossibles à effacer ou à modifier. L’existence d’une telle prouesse technique est ce qui a permis la création du bitcoin et des autres cryptomonnaies : chacune utilise un tel cahier numérique comme grand livre comptable, où sont notées chacune des transactions effectuées. Tous peuvent ainsi y inscrire leurs transactions, tous peuvent vérifier les transactions de tous, et ce, sans aucune autorité centrale (comme une banque ou une compagnie de carte de crédit) et sans qu’aucune personne n’ait à faire confiance à une autre personne.
Concrètement, la blockchain est un très grand fichier (celui du bitcoin faisait 108Gb le 24 mars dernier) partagé et modifié par des échanges directs entre les utilisateurs·trices, sans jamais utiliser de serveur central. Son contenu est une longue chaîne de blocs de données, chacun contenant les informations relatives aux transactions effectuées et un sceau (appelé hash en anglais) qui garantit que l’information du dernier bloc, et donc de l’ensemble des blocs précédents, est authentique. C’est pourquoi on parle d’une « chaîne ».
Dans le cas des cryptomonnaies, une transaction y apparaît comme un transfert de fonds entre plusieurs « comptes » représentés par des clés cryptographiques indiquant que les fonds associés appartiennent au détenteur de ces clés. Pour d’autres utilisations d’une blockchain hors bitcoin, les données sur les transactions peuvent être remplacées ou complétées par d’autres formes d’information : contrats, messages, etc.
Le calcul de ces sceaux est artificiellement rendu plus complexe par le protocole pour rendre plus difficile l’inscription de fausses entrées au « grand livre comptable ». Ce sont les « mineurs » (comme dans le verbe « miner ») qui font le travail du calcul de ces sceaux. Pour effectuer les calculs nécessaires, ils utilisent des ordinateurs très puissants, désormais conçus spécialement pour accomplir cette tâche. Ils sont en compétition les uns avec les autres pour être le premier ou la première à sceller un bloc, et le vainqueur est récompensé par une rétribution (en bitcoin dans le cas de cette monnaie) créée ex nihilo par le protocole. Cet incitatif semble être très efficace : la plus grande puissance de calcul mondiale est maintenant le réseau des mineurs de bitcoins, qui investissent des millions de dollars pour faire cette activité.
Les mineurs font le travail de sécuriser la liste des transactions effectuées et, du même coup, ils s’assurent d’un consensus général sur le contenu cette liste. La seule manière pour les mineurs de tricher (par exemple en dépensant deux fois le même argent) est de contrôler, de manière individuelle ou dans une alliance, plus de la moitié de la puissance de calcul totale de l’ensemble des mineurs. Mais même quand une telle situation survient (ce qui est déjà arrivé en 2014), les mineurs ont plutôt intérêt à rester honnêtes pour éviter de faire chuter la confiance envers la monnaie, donc la valeur de leurs investissements.
De plus, le logiciel qui implémente le protocole Bitcoin et celui de la plupart des autres cryptomonnaies est un logiciel libre pouvant être étudié, copié et modifié par tous et toutes. Cela a permis d’apporter des corrections et améliorations au protocole Bitcoin. En cas de désaccords, les développeurs·euses doivent négocier et consulter la communauté pour décider de la direction à prendre, ou scinder le projet pour lancer leur propre cryptomonnaie/blockchain parallèle. Cela constitue une forme de mécanisme démocratique de prise de décision : chacun est libre de continuer avec la version originale ou de changer pour la version dissidente.
La décentralisation inhérente au blockchain, cette absence de contrôle centralisé, est ce qui en incite plusieurs à adopter les cryptomonnaies, pour des raisons politiques ou pour des motifs plus douteux. Les autorités financières et les États surveillent de très près l’évolution des cryptomonnaies. Leur utilisation est généralement tolérée, sans pour autant être vraiment reconnue.
Un moyen d’organisation cypherpunk ?
Si les cryptomonnaies peuvent servir à l’évasion fiscale ou au blanchiment d’argent, elles peuvent aussi être utiles dans certaines luttes sociales. Par exemple, à la suite de la publication des câbles diplomatiques états-uniens en 2010 et 2011, la riposte contre WikiLeaks a été très forte ; on a même appelé à l’assassinat du personnel de l’ONG, dont Julian Assange. Plusieurs organisations financières, comme la Bank of America, Visa, MasterCard, PayPal et Western Union, ont bloqué – sans mandat – les comptes de WikiLeaks afin de lui couper les vivres ; l’organisation s’est ainsi vue privée de 95% de ses revenus. L’une des répliques de WikiLeaks a été la mise en place d’un système de dons par bitcoins (et, depuis, par litecoins).
Si c’est la popularité du bitcoin qui a fait connaître l’idée de la blockchain, il y a maintenant plusieurs autres projets utilisant des chaînes de blocs. Des dizaines de cryptomonnaies sont apparues pour divers motifs, comme le zerocoin (qui garantit un meilleur anonymat que le bitcoin) et l’ethereum (cryptomonnaie ayant un concept de contrats de transactions différées). Mais bien d’autres types de projets à base de blockchain ont aussi vu le jour, par exemple le namecoin (une forme décentralisée de gestion de noms de domaines visant à contrer la censure), La’Zooz (covoiturage), Ledger (pour la publication universitaire), Zeronet (pour contrer la censure en combinaison avec le protocole de partage de fichier torrent), etc.
L’État et les blockchains
Même dans une perspective moins subversive que celle des cypherpunks, l’utilisation de blockchains est préconisée par plusieurs gouvernements ou partis politiques. La perspective d’établir leur propre monnaie électronique, sous contrôle de leur banque centrale, est bien sûr une avenue étudiée par certains États. Comme une chaîne de blocs peut contenir toute forme d’informations, il est aussi possible d’utiliser un blockchain pour enregistrer des transactions ou des contrats de toute nature, ententes qui serait stockées de manière transparente et décentralisée.
Au Honduras par exemple, on utilise déjà une blockchain pour garder la trace de changement de propriétaires des terrains. Un candidat aux élections de 2015 à la mairie de Londres a promis de mettre les finances de la ville sur une blockchain, ce qui aurait pour effet de rendre totalement public et inaltérable le registre des dépenses municipales.
On préconise aussi la création de systèmes de vote électronique décentralisés basés sur l’idée de chaîne de blocs, combinés à d’autres protocoles cryptographiques pour s’assurer du secret des votes et pour permettre à chacun·e de vérifier que leur vote n’est pas modifié. Nasdaq a déjà testé un système de vote basé sur une blockchain pour un vote d’actionnaires. Certain·e·s pensent même que les prochaines élections présidentielles états-uniennes pourraient se dérouler de cette manière.
Il faut cependant faire le constat que le monde des blockchains, aussi « révolutionnaire » qu’il puisse être, est dominé par des spéculateurs et des capitalistes. Si ces idées visant des améliorations démocratiques peuvent séduire, elles sont souvent issues du milieu des entrepreneurs cherchant à se tailler une place dans le « nouveau marché » de la blockchain. Ce faisant, ils proposent indirectement de créer de nouvelles manières de privatiser une partie des fonctions normalement réservées à l’État, comme le vote démocratique.
On préconise aussi la création de systèmes de vote électronique décentralisés basés sur l’idée de chaîne de blocs, combinés à d’autres protocoles cryptographiques pour s’assurer du secret des votes et pour permettre à chacun·e de vérifier que leur vote n’est pas modifié. Nasdaq a déjà testé un système de vote basé sur une blockchain pour un vote d’actionnaires. Certain·e·s pensent même que les prochaines élections présidentielles états-uniennes pourraient se dérouler de cette manière.
Il faut cependant faire le constat que le monde des blockchains, aussi « révolutionnaire » qu’il puisse être, est dominé par des spéculateurs et des capitalistes. Si ces idées visant des améliorations démocratiques peuvent séduire, elles sont souvent issues du milieu des entrepreneurs cherchant à se tailler une place dans le « nouveau marché » de la blockchain. Ce faisant, ils proposent indirectement de créer de nouvelles manières de privatiser une partie des fonctions normalement réservées à l’État, comme le vote démocratique.
Laisser le développement technologique au pouvoir ou aux corporations ?
Ce serait un échec pour la gauche de laisser ces nouvelles possibilités aux mains d’intérêts capitalistes. Le statut économique des cryptomonnaies mériterait une analyse approfondie par la gauche : constituent-elles une occasion de progrès social ou ne peuvent-elles être qu’un outil d’évasion fiscale et de spéculation ?
De plus, la mise en place d’une blockchain peut être pliée aux principes que l’on souhaite. On peut rêver : une monnaie électronique qui, dans sa programmation même, comporte une taxe Tobin, des mécanismes de redistribution de la richesse, des impôts ne pouvant être contournés, un revenu minimum garanti, etc. ; des blockchains servant à coordonner, de manière transparente, un réseau d’entraide régional, une monnaie régionale, un système de vote électronique pour la prise de décision collective ; d’endroits où déposer des documents compromettants pour le pouvoir, documents qui ne pourront jamais être saisis ou effacés ? Aux cypherpunks de la gauche à passer à l’action !