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Présidentielles en France. Quelques réflexions post-électorales
Ce texte a été écrit avant les élections législatives du 10 et 17 juin qui donneront son véritable contenu à la présidence Macron. Il présente donc un caractère en partie spéculatif qui pourrait être infirmé par le résultat de ces élections.
L’élection d’Emmanuel Macron est un séisme improbable mais annoncé. On peut s’ébahir devant l’ascension fulgurante de ce jeune homme, totalement inconnu jusqu’à sa nomination comme ministre par François Hollande en août 2014. On peut aussi trouver parfaitement logique que la fusion des élites administratives et financières s’incarne dans cette figure de l’énarque-banquier devenu président. Cet aboutissement a été rendu possible par deux événements imprévus mais logiques : la victoire de Benoît Hamon à la primaire socialiste a éliminé Manuel Valls, qui aurait occupé le même créneau politique que Macron ; l’affaire Penelope Fillon [1] a discrédité le candidat de la droite qui avait parié sur son image d’indiscutable probité pour faire accepter à la population française une purge à la Thatcher.
Ces événements ont surpris, mais n’auraient pas dû. Valls a poussé Hollande vers la sortie, mais il souffrait du même rejet auprès de l’électorat, qui rendait prévisible sa déroute à la primaire. L’affaire Fillon, aggravée par le maintien cynique et acharné de sa candidature, n’a fait que confirmer le fossé béant qui s’est creusé en France entre la classe politique et la population.
Une clarification salutaire à gauche comme à droite
Le premier tour de l’élection présidentielle montre un électorat fracturé en quatre blocs de taille sensiblement égale : une extrême droite souverainiste (Le Pen et Dupont-Aignan), une droite ultralibérale (Fillon), un centre néolibéral (Macron) et une gauche social-écologique (Mélenchon et Hamon) qui représentent chacun environ 25% des suffrages exprimés. À cela s’ajoute un cinquième bloc, les abstentionnistes militants et surtout les votants blanc et nul, qui ont atteint un niveau inégalé en France.
La tripartition Parti Socialiste – Droite républicaine – Front National assurait depuis trente ans aux deux premiers une confortable alternance au pouvoir. Mais l’unité du PS n’a pas résisté au grand écart entre sa rhétorique électorale sociale-démocrate et sa pratique néolibérale-autoritaire. Le fossé était trop important entre le discours du Bourget de 2012 (quand François Hollande avait pris l’avantage sur Nicolas Sarkozy en désignant la finance comme son « adversaire ») et la politique du gouvernement Valls-Macron. La dernière année du mandat en particulier a été terrible à cet égard, avec les épisodes de la déchéance de nationalité pour les terroristes (avortée) et de la réforme du droit du travail (aboutie).
Quant à l’unité du parti de la droite républicaine (rebaptisé par Sarkozy « Les Républicains »), elle n’a pas non plus survécu à la victoire de la ligne ultralibérale de Fillon aux primaires et à l’élection de Macron, qui en a aisément débauché des figures significatives. Il est trop tôt pour dire si une fraction importante de la droite dure s’alliera avec l’extrême droite et réinstallera une tripartition du champ politique. Cela dépendra pour une part de l’évolution du Front national. Ses cadres sont tentés par cette option (incarnée par Marion Maréchal-Le Pen, la nièce de Marine Le Pen), mais elle suppose que le FN modère sa rhétorique anti-Union européenne et renonce à la sortie de l’euro pour rassurer les milieux d’affaires, ce qui n’irait pas sans une grave crise interne et un risque de discrédit dans son électorat populaire.
Cette clarification est sans aucun doute salutaire pour le débat politique, car elle permet de mettre en correspondance les paroles et les actes. La « gauche » social-libérale, justement nommée par Frédéric Lordon la « droite complexée » (en référence à la « droite décomplexée » dont se revendiquait Sarkozy), se fondait sur un mensonge permanent : jurer la main sur le cœur son souci des plus modestes tout en exécutant froidement les réformes néolibérales pour le compte des privilégiés. Un double discours source d’une dévalorisation de la parole politique tout à fait délétère pour la démocratie.
Une gauche césarisée ?
La clarification dégage enfin un espace à gauche pour reconstruire une offre politique assainie. Un espace potentiellement plus large que ce qu’indiquent les résultats du premier tour de la présidentielle : une fraction significative (environ un tiers) de l’électorat FN, et surtout les abstentionnistes et les votes blancs, pourrait être polarisée par un projet innovant qui dessinerait un « avenir désirable », selon la formule de Benoît Hamon. Autour des axes de la relocalisation sélective, de la redistribution des richesses, de la protection de la nature et de la démocratie réelle, pourrait se constituer un nouveau bloc social-écologique susceptible de disputer l’hégémonie au bloc bourgeois et au FN, qui ne proposent que régressions sociales et identitaires.
Le succès de la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon le confirme. Par son audace stratégique et sa verve oratoire, il a su créer, autour d’un programme radicalement social et écologique, un élan populaire qui l’a porté près de la qualification pour le second tour. Il a construit en quelques mois un mouvement, la France insoumise, fort de plusieurs dizaines de milliers de militantes et militants actifs et imaginatifs, et trouvé un écho certain dans les milieux populaires.
Toutefois, pour brillante qu’elle soit, la stratégie « populiste de gauche » de Mélenchon pose autant de problèmes qu’elle en résout. « Construire le peuple » autour d’une figure charismatique qui assure la cohérence des multiples attentes des secteurs populaires est une stratégie efficace dans le cadre d’une élection présidentielle et d’une Ve République marquées par la tradition bonapartiste et césariste de la France. Mais cela amène à occulter la diversité de la société civile et à nier ou écraser les contradictions au lieu de les traiter politiquement. C’est particulièrement net en ce qui concerne la question raciale / postcoloniale, largement sous-estimée dans la vision « laïcarde » de Mélenchon, alors qu’elle constitue l’une des plaies béantes de la société française comme le montrent les attentats terroristes réalisés par des jeunes Français radicalisés. Mais c’est aussi visible dans le projet « L’Avenir en commun ». Un projet d’apparence séduisante où chacun et chacune peuvent trouver son miel, mais qui additionne sans priorisation toutes les demandes des mouvements sociaux et les fond dans un programme empreint d’un étatisme teinté de nationalisme et d’hubris technologique (économie de la mer, conquête spatiale…).
Plus encore, c’est la possibilité d’une délibération collective et d’une décision fondée sur des compromis dynamiques qui est mise à mal par l’hypercentralisation d’un mouvement dénué de structures formelles et reposant sur le lien direct entre le leader et les membres, les « gens » comme aime à les appeler Mélenchon. Le refus du pluralisme s’est traduit aux élections législatives par une volonté hégémonique amenant à présenter partout des candidat·e·s, y compris contre des député·e·s communistes, écologistes ou « hamonistes » sortants, dans l’espoir affiché de faire table rase du pluralisme de la gauche – la « soupe des logos » selon l’expression méprisante du leader de la France Insoumise – et même de conquérir la majorité des sièges, objectif affiché en dépit de toute considération du rapport des forces réel dans la société.
Gauche, année zéro ?
Le risque immédiat était que cette concurrence non régulée n’aboutisse qu’à une très faible représentation de la gauche à l’Assemblée nationale. Serait-ce une étape douloureuse mais nécessaire pour « dégager » les vieux appareils sclérosés (Parti socialiste, Parti communiste, Verts) et refonder une nouvelle gauche radicale et unifiée ? C’est à l’évidence l’objectif de Mélenchon. Il est difficile de le lui reprocher, tant l’interminable agonie de ces appareils tout occupés à leur seule reproduction bloquait depuis des années une véritable recomposition de la gauche.
Mais remplacer des appareils sclérosés par une formation monolithique soumise à la volonté d’un seul ne représente guère un progrès, et n’est d’ailleurs tout simplement pas possible. On n’éradique pas ainsi la pluralité des cultures politiques de la gauche française ni la diversité des mouvements sociaux qui lui donnent son énergie. Podemos en Espagne a suivi une orientation en partie analogue à celle de Mélenchon, centrée sur l’opposition entre le peuple et « la caste » et sur la figure d’un leader charismatique, Pablo Iglesias. Mais Podemos se réclame des mouvements sociaux qui l’ont rendu possible – le 15M, les « marées » –, et ne refuse pas de négocier avec les autres secteurs de la gauche. Plus encore, Podemos n’est qu’une composante des majorités municipales qui dirigent les « villes rebelles » (Madrid, Barcelone, Saragosse…) sur la base d’une vaste alliance entre mouvements populaires. Ces majorités locales préfigurent ce qu’il faudrait inventer au plan national pour sortir du néolibéralisme sans retomber dans les ornières productivistes et nationalistes…
Nul doute que la présidence Macron verra fleurir de multiples mouvements de résistance et de construction d’alternatives. Gageons qu’aux élections municipales de 2020 en France, des coalitions « arc-en-ciel » issues de ces mouvements sauront incarner la puissante aspiration à renouveler les pratiques politiques et à gouverner autrement que l’élection présidentielle a démontrée, mais que son résultat ne permettra pas de satisfaire.
[1] Pendant toute la campagne, François Fillon, le candidat à la présidentielle du parti Les Républicains (droite), a été l’objet d’allégations de détournement de fonds public dans la presse, parmi d’autres « affaires » qui le talonnent. Il est notamment soupçonné d’avoir fourni pendant une vingtaine d’annéesun « emploi fictif » d’assistante parlementaire à sa femme, Penelope Fillon, à même les fonds publics – poste qu’elle n’aurait jamais occupé. NDLR.