Chronique Éducation
Russell et l’université
Un peu partout en Occident, l’université est en ce moment en profonde transformation, pour ne pas dire en crise. Bien malin qui pourrait nommer avec quelque certitude tous ces changements ; plus malin encore qui pourrait dire avec assurance ce qu’ils apporteront de bénéfique ou de nuisible. Mais de grands bouleversements ont lieu.
Ces changements s’appellent massification et diversification des étudiant·e·s ; précarisation des professeur·e·s ; commercialisation de la recherche ; renouvellements, parfois disputés, de l’offre éducative et des curriculums ; débats souvent très vifs sur la liberté d’expression, et j’en passe.
J’ai depuis toujours une grande admiration pour le mathématicien et philosophe Bertrand Russell (1872-1970) et je travaille en ce moment à traduire et à éditer ses écrits sur l’éducation, dont certains portent bien entendu sur l’université, où Russell a étudié puis enseigné, tout cela à une époque bien lointaine.
Rappelons, pour la petite histoire, que ses engagements pacifistes durant la Première Guerre mondiale lui ont valu d’être congédié par ses pairs du Trinity College où il enseignait, puis de faire six mois de prison.
Autre anecdote sur l’université : Russell est aux États-Unis quand éclate la Deuxième Guerre mondiale et il accepte un poste de professeur de philosophie au City College of New York. Encouragée par un évêque, une mère de famille conteste alors l’octroi du poste à Russell. Les positions libérales de ce dernier sur le mariage et la sexualité pèsent lourd dans cette affaire. L’avocat qui plaide contre lui décrira Russell par ces mots restés célèbres – en partie parce que le philosophe britannique les répétera souvent avec jubilation : « […] un homme lubrique, grivois, libidineux, lascif, vénéneux, érotomane, aphrodisiaque, athée, irrévérencieux, étroit d’esprit, bigot et menteur. » Le jugement donnera raison à la mère de famille : la nomination de Russell y sera décrite comme « une insulte à la population de New York » et sa révocation ordonnée.
Je pense que le vieux Russell a encore, sur l’université, des choses qui restent pertinentes à nous dire. En voici quelques-unes.
L’université selon Bertrand Russell
Russell pense l’université dans la longue durée. Elle est pour lui la descendante de l’Académie de Platon et, au fil du temps, elle a maintenu ce but de produire une élite éduquée détenant un monopole à peu près complet du pouvoir politique. Elle lui transmet pour cela les savoirs et habiletés nécessaires à cet exercice.
Au 19e siècle, tout commence à changer et Russell suggère que l’université est alors travaillée par deux grandes nouveautés : l’élargissement de la démocratie d’un côté ; la science, et les technologies qui en résultent, de l’autre. Inévitables, ces nouveautés sont pour lui « profondément troublantes aux yeux de quiconque souhaite préserver ce qui était valable des anciens idéaux ».
Un curriculum à repenser
La présence des sciences, des technologies – mais aussi, ajouterait-on volontiers aujourd’hui, de techniques de toutes sortes – transforme l’université dans au moins deux directions.
La première est une sorte d’imperméabilité, voire de conflit, entre les anciennes disciplines humanistes et les nouvelles disciplines. Russell suggère, et cette proposition reste on ne peut plus actuelle et importante, un élargissement du curriculum qui ferait en sorte que tout le monde, à l’université, aurait des connaissances dans les deux domaines. « Tout étudiant en sciences, écrit-il, devrait acquérir des connaissances en histoire et en littérature, et tout étudiant dans les domaines culturels devrait connaître certaines idées fondamentales des sciences. »
Russell pense cela non seulement souhaitable, mais aussi possible. Il est en cela très exigeant et place la barre bien haute.
Université et sagesse
La deuxième direction du changement qu’induisent selon Russell les sciences, les technologies et tous ces savoirs techniques, est plus subtile à saisir. Ces sciences et technologies, dans la mesure où elles se limitent à transmettre des habiletés, risquent en effet d’éloigner encore l’université de cet idéal qu’elle doit pourtant viser et que Russell, faute de mieux, se résout à appeler la sagesse.
Il en dit ceci, qui mérite notre attention : « [La sagesse] a à voir en partie avec la connaissance et en partie avec le sentiment. Elle devrait désigner l’intime union du savoir avec un certain sentiment par lequel on acquiert le sens de la destinée humaine et du but de la vie. Cela exige une ampleur de vue qu’on ne peut avoir sans posséder de vastes connaissances. Mais cela demande aussi d’être familier avec une grande gamme de sentiments et d’avoir une sorte de sympathie universelle. » « Je pense, conclut-il, qu’une éducation universitaire devrait faire tout ce qui est possible pour promouvoir non seulement la connaissance, mais aussi la sagesse. »
Université et démocratie
Un dernier point sur lequel insiste Russell, un homme profondément de gauche, pourra surprendre. Il pense en effet que la démocratisation de l’enseignement universitaire est, pour l’idéal que doit porter l’université, un plus grand péril encore que le sont la science et la technologie.
La souhaitable démocratisation de l’accès à l’éducation s’est faite à travers un long combat, on le sait ; mais, et il y a ici un important bémol à faire résonner, la victoire a pu être concédée par des gens qui ont compris les avantages qu’ils pourraient en tirer. Russell songe à ceux qui pensaient « aux possibilités offertes par l’éducation du point de vue de la propagande officielle : et de ce point de vue, l’importance de l’éducation est en effet immense. Au 18e siècle, la plupart des guerres étaient mal vues et impopulaires : mais depuis que les gens sont devenus capables de lire les journaux, les guerres ont presque toutes été populaires. Ce n’est là qu’un exemple de la mainmise sur l’opinion publique que le pouvoir a acquis grâce à l’éducation. »
S’agissant de l’université, sa crainte est que cette démocratisation se fasse au détriment de l’idéal universitaire lui-même et en oubliant que c’est l’égalité des chances, et elle seule, qui doit être visée. Bref, il ne faudrait jamais, au nom d’une inexistante et illusoire égalité des talents et des aptitudes, sacrifier l’idéal universitaire.
Russell écrit : « Je suis profondément convaincu que c’est une erreur d’invoquer un idéal démocratique pour refuser de séparer dans l’enseignement les élèves les plus doués des élèves les moins doués. »
Et à propos de cette sagesse évoquée plus haut, il dira qu’elle est ce que l’éducation a de plus grand à transmettre, mais que c’est aussi, hélas, une des choses les plus menacées par l’intrusion de « grossiers slogans démocratiques » dans nos universités.