Dossier : Cégeps – 50 ans d’existen

Dossier : Cégeps. 50 ans d’existence

Le cégep, une parenthèse ?

Sébastien Mussi

Les cégeps existent depuis 50 ans. On en oublie ce que cette institution a d’original et de généreux.

J’ai effectué ma scolarité préuniversitaire en Suisse. Le postsecondaire était divisé en trois institutions : un lycée, qui préparait à l’université ; une école de commerce qui, sans barrer l’accès universitaire, préparait déjà à une vie professionnelle ; une école préprofessionnelle, orientée sur l’emploi, avec placement en apprentissage. Bon nombre de mes amis, qui avaient de bien meilleurs résultats scolaires que les miens, « choisissaient » l’école de commerce ou une formation préprofessionnelle, tandis que les enfants des « notables » et des familles à professions libérales se retrouvaient au lycée, sans toujours en avoir ni l’envie ni les aptitudes.

En plaçant toutes ces fonctions au sein d’une même institution, le Québec offre à tous ceux et celles qui fréquentent ce niveau d’études d’avoir les mêmes professeur·e·s, de recevoir le même diplôme. Ils et elles ont aussi la possibilité de bifurquer et ainsi d’infléchir leur « destin » familial et social [1].

Cégep, philosophie, pouvoir

L’un des éléments qui fait du cégep un tout et non un agrégat de cours (c’est-à-dire une institution et non un simple prestataire de services), c’est la formation générale commune (FGC), en particulier la philosophie et la littérature. Le cégep fait régulièrement, dans son existence ou ses fonctions, l’objet de remises en cause qui passent notamment par celle de l’utilité de la FGC et particulièrement de la philosophie.

« Utile » – à quoi, à qui ? La question, en ce qui concerne la philosophie, n’est pas nouvelle au Québec. Au lendemain de la Conquête et de la Révolution française, les idées des Lumières, qui exigent le libre examen de tout par la raison, progressent au Québec. Dès 1835, et surtout à partir de 1850, l’Église catholique réagit et rétablit la pensée de Thomas d’Aquin comme la seule philosophie légitime. Désormais, et pour un siècle, au Québec, la raison est la servante de la foi et de l’Église.

En 1875, le ministère de l’Instruction publique, établi par le gouvernement Chauveau en 1867, est aboli et remplacé par un Conseil de l’instruction publique qui, malgré quelques tentatives qui entraîneront du reste l’intervention directe du Vatican, sera entièrement entre les mains de l’Église. Il faudra attendre le rapport Parent pour que soit (re)créé un ministère de l’Éducation, qui viendra avec le Conseil supérieur de l’éducation, héritier du précédent conseil [2].

C’est de ce dernier processus qu’émergent les cégeps. Les auteurs du rapport Parent ont voulu faire de la philosophie une discipline s’adressant à tous les étudiants et étudiantes en tant qu’êtres humains, indépendamment de leur place dans la société, parce qu’en tant que tels, ils ont des préoccupations existentielles, le désir de se comprendre et de comprendre comment le monde et la société sont devenus ce qu’ils sont. La philosophie qui s’enseigne au cégep est moderne et passe par des problématiques et des auteur·e·s contemporain·e·s, après un siècle de thomisme institutionnel.

La mise-au-pas de l’école

En 1993, la réforme Robillard frappe fort : non seulement la philosophie passe, au cégep, de quatre à trois cours, mais l’école tout entière prend la voie de « l’approche par compétence » et celle, complémentaire, de « l’approche programme », tout cela au nom de l’obsolescence de l’institution, qui doit désormais s’adapter encore plus radicalement aux « nouvelles réalités », celles de l’économie.

Au cégep, les programmes et les compétences (plutôt que les contenus disciplinaires et les départements) structurent désormais et l’institution et l’enseignement. Un programme est composé d’un assortiment de compétences, orienté par un profil de sortie branché sur le marché. Il sollicite des offres de services des départements pour sélectionner les cours à même de répondre à la demande de compétences. Cette pratique est censée offrir l’avantage de pouvoir créer à la demande n’importe quel programme, en direct, dont « la société » pourrait avoir besoin. C’est la clef pour un cégep adaptable à volonté.

La philosophie est alors une anomalie : obligatoire, elle se retrouve partout, sans être astreinte aux exigences des programmes. Comme elle n’est pas branchée directement sur les soi-disant intérêts des étudiant·e·s (qui ne sont que ceux, projetés, des acteurs et décideurs du marché), on la dit obsolète, ardue et on l’accuse de ralentir la diplomation. On veut la faire entrer dans le moule et – enfin ! – la mettre au service d’une société surdéterminée par l’économie.

Liquiéfier le cégep

En automne 2014 est publié le rapport Demers qui, pour l’essentiel, explique comment fluidifier le cégep. La formation générale commune est, sans analyse, mise sur la sellette. En automne 2016, la ministre responsable de l’Enseignement supérieur Hélène David annonce une consultation en vue de (re)créer un Conseil des collèges, consultation dirigée par le même Guy Demers. La lecture des documents préparatoires confirme les craintes que cela peut susciter : un tel conseil aurait pour mandat principal de s’assurer de l’adaptation en continu des cégeps au marché, par l’adoption des « meilleures pratiques » concurrentielles mondiales [3]. Soumis en son principe aux changements de plus en plus rapides du marché et à ses exigences, ce conseil correspond à une dépossession du pouvoir de l’État quant aux orientations de l’enseignement supérieur…

Malgré les promesses de la ministre David que la FGC ne serait en aucun cas touchée, trois menaces restent bien présentes :

Premièrement, rien n’empêcherait un tel Conseil des collèges de déclarer la FGC obsolète et d’en recommander l’abolition ou le redéploiement dans la boucle de formation.

Deuxième menace, l’adaptation de la philosophie aux divers programmes, soutenue notamment par le professeur Georges Leroux. Elle resterait alors obligatoire mais, dissoute, devrait désormais rendre des comptes aux programmes.

La troisième menace est à la fois plus immédiate et peut-être moins évidente : c’est de faire de la philosophie l’alibi de l’alignement des cégeps sur le marché.

Cette situation appelle pour le moins à la réflexion et à la vigilance afin que la philosophie et le cégep puissent continuer à aider à la compréhension du monde tel qu’il est devenu, pour qu’ils puissent continuer à remplir une fonction épistémique et critique. Faute de quoi, la philosophie « utile » redeviendrait la servante d’une autorité qui veut déterminer unilatéralement les « besoins de la société ». Après avoir été la servante de la foi et de l’Église, il faut espérer qu’elle ne devienne pas, après ce qui n’aurait été alors qu’une parenthèse, celle de l’économie et du Marché.


[1J’aimerais ici renvoyer au très beau texte de ma collègue Diane Gendron, « Quelle justice se cache dernière la “juste part″ ? », Le Devoir, 21 mars 2012.

[2À noter que dans les mémoires remis lors de la commission Parent, seuls deux groupes (sur 44 s’étant prononcés à ce propos) ont manifesté leur préférence pour un ministère qui ne soit pas flanqué d’un tel conseil : l’Association des femmes diplômées des universités et le Parti communiste canadien.

[3Voir le mémoire déposé par la Nouvelle alliance pour la philosophie au collège (NAPAC), octobre 2016, disponible en ligne. Voir également La liquidation programmée de la culture. Quel cégep pour nos enfants ?, Montréal, Liber, 2016.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème