Le téléphone intelligent rend-il bête ?

No 69 - avril / mai 2017

Chronique Éducation

Le téléphone intelligent rend-il bête ?

Normand Baillargeon

Au moment où j’écris ces lignes, on annonce que la France, et c’est une première mondiale, s’apprête à mettre en place ce qu’on appelle un « droit à la déconnexion » [1]. C’est qu’avec les nouvelles technologies et les possibilités de rester partout et en tout temps connecté, des maux autrefois insoupçonnés envahissent le monde du travail et nécessitent qu’on prenne des mesures pour les contrer.

On découvre ainsi, ce qui n’est guère étonnant, qu’un outil en apparence bienfaisant a aussi, en plus de ses effets positifs, des effets négatifs qu’on n’apercevait peut-être pas d’abord, mais qui deviennent peu à peu plus évidents. Vous savez, ce courriel de votre employeur reçu à 23h et auquel vous devez immédiatement répondre…

Il en va bien entendu de même en éducation. Au fil des ans, j’ai souvent eu l’occasion de rappeler comment se manifestaient, à l’usage, des effets négatifs des TIC qu’on ne soupçonnait pas de prime abord.

Deux exemples

On pourrait ainsi penser que les jeunes, pratiquant volontiers le « multitâche », trouveront lassante une école où on n’y a pas recours.

Pourtant on a découvert non seulement que ce n’est presque jamais une bonne idée que de faire plusieurs choses à la fois (comme parler au téléphone en conduisant) et de passer d’une tâche à une autre, mais aussi que les jeunes adultes qui pratiquent beaucoup le mode multitâche sont moins bons dans les tâches cognitives que les autres qui le pratiquent moins. Ce que cela signifie exactement et implique pour l’éducation reste à préciser.

Un autre exemple ? Le fait de lire un texte avec des hyperliens peut sembler un atout : on lit par exemple sur l’histoire des trains au Canada et en cliquant sur un lien hypertexte, on accède à une image ou à un film nous montrant ce dont il est question. Quel indéniable avantage !

Pourtant, en raison notamment de la limitation de notre mémoire de travail et du potentiel de distraction que ces liens présentent, la recherche a établi que ces hypertextes tendent à diminuer les performances en lecture par rapport à la présentation linéaire traditionnelle. De tels exemples, et ils sont nombreux, devraient nous inciter non certes à rejeter tout apport des TIC en éducation, mais à tout le moins à faire preuve de prudence et de mesure quant à leur usage.

C’est cette même conclusion que je tirerais de l’expérience dont je veux vous parler cette fois et qui concerne les omniprésents téléphones intelligents. Pour la comprendre, il me faut toutefois dire un mot de ces deux systèmes de pensée que la psychologie cognitive (ce sont des travaux essentiellement dus à Daniel Kahneman et Amos Tversky) a mis en évidence.

Système 1 et système 2

Pour aller vite, on dira ceci : penser nous coûte cher et nous nous économisons quand nous le pouvons ; mais nous sommes pingres sur ce plan au point de nous économiser même quand il vaudrait mieux ne pas l’être, ce qui nous joue des tours !

Pour s’épargner l’effort de penser (c’est le fameux système 1), on s’en remet par exemple à ce qui a fonctionné par le passé. Un problème ressemble-t-il à un autre déjà rencontré ? On applique la formule qui a marché pour le résoudre. Cela fonctionne souvent et le problème est alors résolu rapidement et sans effort. Mais ce n’est pas toujours le cas. Et il faut alors passer au système 2, plus lent et plus coûteux.

Voici un exemple : un crayon et une gomme à effacer coûtent ensemble 1,10$. Le crayon coûte 1$ de plus que la gomme. Combien la gomme coûte-t-elle ?

Je parie que vous avez utilisé votre système 1, qui a vu un familier problème de soustraction et a conclu : 10 ¢. Mais en ce cas, le crayon ne vaudrait que 90¢ de plus que la gomme ! Place au système 2, qui va demander temps et effort pour trouver que le crayon coûte 1,05$ et la gomme 5¢, de façon à avoir un total de 1,10$ pour leur prix combiné.

Or, et ça devient alors encore plus intéressant, nos téléphones intelligents sont un peu comme des mémoires externes qui peuvent nous permettre d’économiser l’effort de penser. C’est ainsi qu’on peut toujours, et nous le faisons tous et toutes, demander à Google quelle est la capitale du Nicaragua quand on ne s’en souvient plus ou quand on l’ignore. Quelle incidence cela a-t-il sur nos capacités cognitives ?

Cette question est l’une de celles, nombreuses, que pose l’impact des TIC sur nous et il reste beaucoup à étudier et à comprendre à ce propos.

Les téléphones intelligents

La publication dont je veux parler, qui rapporte trois études, s’est concentrée sur les usages des téléphones intelligents non pour fréquenter les médias sociaux ou des sites de divertissement, mais pour utiliser les moteurs de recherche. On a chaque fois distingué les personnes qui les utilisent à cette fin selon leur degré d’utilisation –peu, moyennement ou beaucoup– et on a mesuré leurs performances sur des questions comme celle que j’ai donnée en exemple plus tôt.

Un premier résultat des trois études est que les personnes qui utilisent beaucoup (elles seules, et pas les utilisateurs légers ou modérés) leur téléphone intelligent pour chercher de l’information sont plus enclines à être « radines » et à les utiliser comme des mémoires externes.

Un autre résultat est que ces personnes réussissent moins bien sur des épreuves de performance cognitive semblables à celles du crayon et de la gomme à effacer qu’on leur fait passer.

Les chercheurs précisent que la signification exacte de ce dernier fait reste à préciser. Il se peut que les personnes qui recourent énormément à leur téléphone intelligent comme à une mémoire externe soient moins enclines à passer en système 2 et à utiliser le système 1 ; bref, qu’elles soient très, trop économes. Il se peut encore que les personnes ayant de moindres capacités cognitives aient beaucoup recours à leur mémoire externe. Il se peut encore qu’elles aient moins que les autres en tête des informations nécessaires pour résoudre un problème.

Quoi qu’il en soit, la prolifération de ces appareils nous pose des questions auxquelles on ferait bien de réfléchir sérieusement avant de prétendre qu’ils vont magiquement résoudre tous les problèmes rencontrés en classe et de s’assurer aussi qu’ils n’en causent pas un certain nombre…


[1Lire à ce sujet Léa Fontaine, « À quand un vrai droit à la déconnexion ? », À bâbord !, no 68, février-mars 2016, en ligne. NDLR.

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