Il trolle, tu trolles : Internet et les commentaires

No 069 - avril / mai 2017

Le Québec à l’ère Trump

Il trolle, tu trolles : Internet et les commentaires

Julie Lépine

Parfois comiques, souvent violents, certains trolls justifient leurs commentaires percutants sous le couvert de l’humour et de la provocation. « Heille, prends-le pas comme ça, c’est juste une blague. » Vraiment, juste une blague ?

Le terme « troll » ne fait plus uniquement référence aux créatures des légendes ou à une technique de pêche ; sur le Web, un troll est un utilisateur qui a un profond désir de déranger les autres, de les provoquer. Quiconque navigue sur Internet et s’aventure à lire les commentaires au bas des articles ou sur les médias sociaux est familier avec le trolling (ou en français « trollage »), cette technique utilisée par ceux qui souhaitent faire réagir à tout prix. Bien que certains trolls soient inoffensifs et ne cherchent qu’à faire rire, d’autres cherchent à intimider, à harceler et à propager des discours racistes, sexistes et homophobes.

Au-delà du débat, la provocation

S’il ne faut pas tomber dans le piège d’accoler automatiquement l’étiquette de troll à une personne qui ne partage pas nos opinions, il n’en demeure pas moins que le phénomène est un enjeu non négligeable. Parce qu’on ne sait jamais vraiment si la personne est sérieuse ou non, et parce que le troll aime la polémique, il jouit d’une grande marge de manœuvre afin de propager ces discours. Non seulement l’anonymat du Web –ou à tout le moins l’aspect impersonnel des échanges faits en ligne– procure au troll le luxe d’expérimenter des propos violents qu’il ne pourrait avoir en société, mais il a aussi tendance à mobiliser la rhétorique de la liberté d’expression et du discours humoristique.

À l’image des jeux de rôle, le Web permet les manipulations identitaires. Lorsqu’une personne s’ouvre un compte courriel ou un profil Facebook, elle a le loisir de tester une personnalité et des opinions qui ne reflètent pas qui elle est à l’extérieur du virtuel. Si ces manipulations identitaires sont parfois bénéfiques, par exemple lorsqu’une personne souffre d’anxiété sociale, elles permettent aussi les débordements. Sans les exigences et les normes de politesse que commandent les relations interpersonnelles en face à face, il devient beaucoup plus facile d’adopter un discours provocateur, voire haineux.

Le flou juridique entourant Internet transforme souvent celui-ci en Far West virtuel où la liberté d’expression semble être le droit absolu, et ce, au détriment des autres droits. Les « j’ai le droit à mon opinion » ou les « je ne suis pas raciste/sexiste/homophobe, mais je crois que... » sont monnaie courante et sont autant de prémisses à des discours haineux. Bien que certains croient malheureusement en ces discours, d’autres ne les utilisent que par pur plaisir de provocation, justifiant qu’il ne s’agit que de taquineries. C’est du moins l’explication qu’un homme du Texas a donnée à une journaliste lorsqu’il fut confronté aux photos qu’il publiait.

Celles-ci représentaient des femmes mineures et avaient comme titres des expressions appelant au viol, tel chokeabitch (« étrangle une salope ») ou encore rapebait (« appât à viol ») : « J’aime juste faire enrager les gens dans mes temps libres […]. Les gens prennent les choses beaucoup trop au sérieux. [1] »

Pourtant, ces comportements et commentaires ne sont pas anodins : ils sont le reflet de jeux de pouvoir. Car pour avoir de tels discours haineux – qui visent généralement les groupes marginalisés – un troll est souvent dans une position privilégiée. Ainsi, il n’est pas rare de voir des hommes sexualiser publiquement des femmes, des Blancs faire la promotion du racisme, des hétérosexuels dénigrer les différences d’orientations sexuelles et de genres. N’apparaissant plus comme une réalité pour ces groupes privilégiés, ces discours seraient de l’ordre du comique, du « has been ». Ce faisant, leur justification repose sur l’un des plus grands mythes contemporains, à savoir que notre société n’est plus raciste, ni sexiste, ni homophobe. N’étant plus une société discriminatoire, il serait désormais socialement acceptable de rire de tels propos. Sous le couvert de cet humour post, ou d’un humour dit subversif qui défierait la « rectitude politique », on banalise les enjeux de pouvoir tout en blâmant le manque d’humour de ceux et celles qui critiquent ce phénomène.

Nouvelle ère Internet ?

En revendiquant le droit de rire de tout et en voulant provoquer coûte que coûte, les trolls ouvrent la porte à une surenchère de la violence. Plus un commentaire provoque, plus il est valorisé. Certain·e·s chercheurs·euses, dont Anita Sarkeesian, rapportent même l’existence de compétitions de « trollage ». Cette logique de compétition amène les participants à être de plus en plus provocateurs et à vouloir maximiser l’impact de leurs comportements. Ainsi, ils ne s’attaquent plus uniquement à une personne, mais visent son réseau de contacts, font des appels à la bombe, profèrent des menaces de mort et font du chantage sexuel. Ce fut le cas avec Amanda Todd, cette élève de 15 ans qui s’est enlevée la vie en 2012. À la suite de son suicide, un groupe Facebook nommé « Todding » a rapidement gagné en popularité. Todding est devenu une expression populaire de la communauté des trolls et vise à ridiculiser le suicide d’Amanda. En plus d’envoyer des messages haineux à ses proches, les membres de ce groupe se lançaient des défis à savoir qui du groupe allait le plus faire réagir.

Tranquillement, les plateformes sociales s’adaptent : certains médias ont supprimé la zone de commentaires, d’autres valorisent la dénonciation. Les politiques publiques tendent à rendre les utilisateurs responsables de leurs comportements en ligne. Trop peu, trop tard diront certain·e·s : de nombreuses bloggeuses et journalistes se sont retirés des médias sociaux ou ont démissionné devant l’acharnement des trolls. Bref, on est loin de l’utopie du Web qui laissait espérer qu’Internet amènerait une plus grande démocratie et offrirait un espace sécuritaire d’échanges pour tous et toutes.

Aujourd’hui, avouer quelques vulnérabilités sur le Web est un véritable acte de courage.


[1Amanda Hess, « Why Women Aren’t Welcome on the Internet », Pacific Standard, 6 janvier 2014. Disponible en ligne.

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