Benjamin Loveluck
Réseaux, libertés et contrôle. Une généalogie politique d’Internet
Benjamin Loveluck, Réseaux, libertés et contrôle. Une généalogie politique d’Internet, Paris, Armand Colin, 2015, 368 pages.
De France nous parvient l’un des meilleurs ouvrages jamais publiés pour saisir les forces politiques qui ont façonné et qui façonnent toujours le réseau Internet. Adapté de la thèse de doctorat de l’auteur (que Loveluck a complétée sous la direction de Marcel Gauchet), Réseaux, libertés et contrôle est aux antipodes des nombreux ouvrages prophétiques à propos d’Internet, annonciateurs d’une ère radicalement nouvelle qui s’abattrait irrémédiablement sur nous, que celle-ci soit utopique ou dystopique. Instrument à la fois de liberté et de contrôle, Internet est un « projet politique », produit complexe de l’action combinée d’acteurs multiples, aux orientations philosophiques, économiques et politiques variées. Le terme de « généalogie politique », inspiré de Michel Foucault, est donc bien choisi : il s’agit d’écrire l’histoire du réseau non de manière strictement linéaire, mais en resituant une à une les forces qui s’y sont investies, par le biais d’une magnifique recension des écrits.
Benjamin Loveluck se concentre d’abord sur les origines du réseau, en racontant les débuts de la cybernétique, les balbutiements du réseau ARPANET (financé par la défense américaine), l’influence subséquente de la contre-culture, ainsi que les diverses utopies qui se mettent en forme autour de la notion de cyber-espace. Il fait ensuite l’inventaire des économies politiques qui se sont constituées à partir de la notion d’information : « nouvelle économie » autour de ce qu’on appelait dans les années 1990 l’autoroute de l’information ; mouvement du logiciel libre et éthique hacker de l’information ; meilleur des mondes libertarien autour d’une économie-réseau ; enfin, une approche que Loveluck qualifie de « cyberconstitutionnaliste », qui cherche à promouvoir les libertés acquises sur Internet par la valorisation des échanges non marchands (les « communs »).
Dans le troisième tiers du livre, Loveluck identifie et décrit trois logiques d’auto-organisation propres aux réseaux, grâce auxquelles on peut mieux cerner les dynamiques souvent déroutantes et contradictoires à l’œuvre sur le Net aujourd’hui. La captation en est la forme la plus appropriative : Google et Facebook sont ici les emblèmes d’un modèle dans lequel les interactions humaines sont interceptées, centralisées et mises à contribution à des fins lucratives. À l’opposé, la dissémination cherche à entretenir la vitalité propre à la décentralisation du réseau à l’aide du chiffrement (encryption), le partage de fichiers en « peer-to-peer » (p2p) et la distribution de documents d’intérêt public par WikiLeaks en forment les cas typiques. Enfin, l’auto-institution renvoie aux tentatives d’établir des règles et mécanismes permettant d’édifier des projets coopératifs autonomes. L’encyclopédie Wikipédia et les logiciels libres constituent les exemples phares de cette approche.
Tout au long de l’ouvrage, Loveluck garde un profil bas sur le plan normatif, se limitant la plupart du temps à nous introduire au vaste panorama d’acteurs et d’idées qui ont fabriqué Internet. En ce sens, le livre ressemble parfois au tout aussi érudit Hémisphère gauche de Razmig Keucheyan. Néanmoins, on perçoit au fil des pages l’attachement au libéralisme qui caractérise également Marcel Gauchet : pour Loveluck, « il ne s’agit pas […] de sortir du paradigme libéral » avec Internet, mais au contraire « de le réaliser plus pleinement, à travers la coexistence de différents régimes de propriété ». Il est regrettable que l’auteur se garde de discuter de manière plus substantielle les thèses plus socialisantes et « commun-istes » de Hardt et Negri ou de Dardot et Laval, mais cela n’empêche pas Réseaux, libertés et contrôle de constituer une remarquable avancée dans notre compréhension d’Internet, et avec lui, de notre époque.