La Gaspésie face aux enjeux du 21è siècle

No 069 - avril / mai 2017

Mini dossier

La Gaspésie face aux enjeux du 21è siècle

Quelles pistes d’action collective pour le développement ?

Noémie Bernier, Jean-François Spain

Depuis 2014, le Forum régional sur le développement Gaspésie 21e offre un espace de réflexion et d’échanges entre des chercheurs·euses de différents horizons du développement régional au Québec et les intervenant·e·s du milieu gaspésien. La démarche cherche également à initier les étudiant·e·s aux questions du développement des régions du Québec.

Pour sa quatrième édition, tenue le 23 novembre 2016, le Forum s’est questionné sur les pistes d’action collective possibles dans une perspective régionale, à l’intérieur du contexte politique québécois rompu à la concentration des pouvoirs à l’échelle locale. Il était question, évidemment, des bouleversements créés par les politiques libérales des dernières années, mais aussi des initiatives citoyennes à la suite de l’abolition de la Conférence régionale des élus Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine (CREGIM). Les pages suivantes résument les grandes lignes de cette journée, rassemblées selon les thématiques abordées.

Quelles perspectives pour la gouvernance territoriale ?

Intervenante : Marie-José Fortin, professeure à l’UQAR, Chaire de recherche du Canada en développement régional et territorial.

En rappelant les différentes initiatives ayant encadré le développement de la Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent depuis la décennie 1960, Marie-José Fortin a démontré l’important changement de paradigme quant au rôle interventionniste de l’État survenu avec la mise en application du modèle économique néolibéral cher à une frange actuelle de l’élite politique, économique et institutionnelle québécoise. L’argument entourant l’atteinte d’un déficit zéro, sans que l’urgence de cette pratique comptable basée exclusivement sur l’analyse des dépenses ait été démontrée, aura servi de tremplin au désengagement rapide de l’État dans plusieurs sphères de la vie publique, dont celle du développement régional. « C’est donc 40 ans d’évolution de l’architecture institutionnelle du développement régional concerté [1] » qui sont mis au banc des accusés sous prétexte de diminution des coûts engendrés par les « structures » et de décentralisation des pouvoirs. Ces « nouveaux » pouvoirs régionaux de proximité ciblés par le gouvernement sont ceux des municipalités et des MRC (municipalités régionales de comté). Des pouvoirs réputés proches du citoyen, mais aussi, il faut bien le comprendre, proches de leurs intérêts immédiats ; c’est-à-dire avec un horizon trop souvent limité à leurs frontières politiques. Par ce tour de force, le gouvernement Couillard aura associé dans une même dynamique austérité, crise budgétaire et décentralisation.

Un bref survol de l’histoire gaspésienne [2] permet pourtant d’apprécier l’importance d’une approche complémentaire du développement régional comprenant l’appui de l’État et une perspective régionale de concertation. Sous le nouveau régime, la « mise en concurrence » des MRC ou des villes entre elles, et face aux villages dévitalisés, risque davantage d’induire la confrontation, l’isolement et la division.

La perte des structures de concertation régionale renvoie donc les régions aux questions entourant les modèles de rechange efficaces et adéquats. Il faut d’abord se rappeler que les compressions du gouvernement libéral s’inscrivent dans un changement de paradigme : d’un État partenaire du développement régional, qui créa successivement des instances telles que les Centres de développement régional en 1992, les Centres locaux de développement et les Centres locaux d’emploi en 1997 et les Conférences régionales des élus en 2003, on voit aujourd’hui apparaître l’État « commanditaire » qui favorise et finance plutôt les projets prometteurs ou déjà matures. Comme pour plusieurs volets de notre société, l’État finance, sous ce modèle, les projets plutôt que les missions et mettra en concurrence ces derniers, plutôt qu’assurer leur liaison sous l’angle de la complémentarité et du bénéfice collectif.

Fortin rappela aussi qu’une politique publique ne s’improvise pas : elle est le fruit d’un processus de construction sociopolitique (un consensus social) qui s’appuie sur des référentiels particuliers – ici, le néolibéralisme – s’élaborant par une série de questions. Y a-t-il un problème ? Quel est-il ? Quelles ressources devons-nous mobiliser pour y remédier ? On peut se questionner à partir de ces éléments sur l’abolition des CRE : était-ce une décision improvisée, sans référents ? La réponse est claire : le projet de loi 28, qui enclencha ce processus, s’appuyait de facto sur des référents particuliers : la rigueur budgétaire (l’austérité), le contrôle du déficit et la « lourdeur » de l’appareil administratif de l’État. On cherche une solution aux dépenses étatiques, on vise une gestion plus exacte, serrée et orientée vers la reddition de compte. Le gouvernement appliqua donc les grands principes de la « nouvelle gestion publique » à l’ensemble des perspectives du développement régional.

La présentation de Marie-José Fortin ne cherchait pas exclusivement à revenir sur ce moment de l’histoire régionale, mais voulait davantage réintroduire le rôle des CRE au sein de la dynamique de développement. La Conférence régionale des élus était un intermédiaire entre l’État central et les territoires du Québec. Elle regroupait en son conseil d’administration jusqu’à 40 personnes, selon les régions, incluant les préfets, les maires et mairesses, un·e représentant·e des communautés autochtones et des membres de la société civile (choisis par les élu·e·s). La CRE signait des ententes spécifiques dans différents domaines (développement économique et social, environnement, aménagement territorial, culture, éducation) d’où émergeaient des projets concrets, dynamiques et structurants. Par exemple, la Régie intermunicipale de l’énergie Gaspésie Îles-de-la-Madeleine offre l’opportunité d’obtenir des parts, quoique minoritaires, de parcs éoliens communautaires régionaux. Cette instance permet ainsi aux localités impliquées de capter une partie des recettes tirées de l’exploitation énergétique du vent, ou encore de la Régie intermunicipale de transport collectif.

La CREGIM comportait également plus de 30 employé·e·s, tous et toutes des professionnel·le·s dans leur secteur industriel (tourisme, forêt, transport, etc.). Dans une région où il est difficile de garder les jeunes, diplômé·e·s ou non, la perte de professionnel·le·s et de leur famille n’améliore pas une démographie déjà en crise. Après des emplois stables et bien rémunérés, ces professionnel·le·s connaissent désormais la précarité des conditions de travail, quand ils et elles n’ont pas simplement quitté la région. L’abolition de la CREGIM signifiait aussi, en plus de l’effacement de 40 ans de construction institutionnelle d’une culture de développement concerté, une perte d’expertise significative.

Les capacités institutionnelles du développement concerté sauront-elles survivre à l’effondrement de leurs organisations ? À partir de ce bref portrait, quelles sont les perspectives pour la gouvernance territoriale ? L’avenir du développement régional gaspésien se fera-t-il en confrontation ou en collaboration, sera-t-il démocratique ou autocratique ? Par ailleurs, le gouvernement, sur une formule commanditaire, met en avant la gouvernance de proximité, posant aussi d’importantes questions : les projets se limiteront-ils au local ? Une voix régionale, cohérente et unique est-elle encore possible avec ce modèle ? Le dossier est à suivre, en Gaspésie comme partout au Québec.

Enjeux et défis de la représentation politique des régions : un problème de communication ?

Intervenant : Marcel Groleau, président intérimaire de Solidarité rurale du Québec et président de l’Union des producteurs agricoles.

Les questionnements et les inquiétudes entourant l’urbanisation et le développement péri-urbain sur les terres agricoles, dans les années 1980, vont aboutir aux États généraux du monde rural en 1991. En Gaspésie et au Bas-Saint-Laurent, on se demandait déjà en 1963 ce qu’allaient devenir les territoires ruraux, leur mode d’habitation – le village – et leur économie agricole et forestière. Écho de l’église du village, le même son de cloche résonne encore aujourd’hui, notamment avec le sort qu’a réservé le gouvernement à Solidarité rurale du Québec (SRQ) et à l’Union des producteurs agricoles (UPA).

Fondée après les États généraux de 1991, SRQ était une coalition qui regroupait différents organismes sensibles à la ruralité, incluant le Mouvement Desjardins et certaines centrales syndicales. Elle devint, par la première Politique nationale de la ruralité, un organisme-conseil pour le gouvernement. Émettant avis et mémoires, déployant des activités de concertation, colloques et panels de réflexion, SRQ bénéficiait d’un financement de 800000à 900000$. Ce montant permettait aussi à SRQ de donner le prix Ruralia-Desjardins (récompensant des initiatives citoyennes mobilisant leur communauté rurale) et de permettre un espace d’échanges par le biais de conférences nationales. SRQ était un porte-parole du monde rural et des régions qui prenait position en matière de politique de développement, dénonçait les décisions fragilisant la ruralité québécoise et se positionnait sur les enjeux territoriaux. Bref, un organisme dynamique confrontant les postures de transition rurale et agricole notamment axée sur l’accaparement des terres et l’agriculture de capitaux. Le gouvernement a mis un terme à son financement, dans la foulée des compressions austéritaires, et le mouvement tente de retrouver son souffle depuis 2014.

L’idéologie étant ce qu’elle est, l’Union des producteurs agricoles a connu le même scénario. Active depuis 1924 (appelée jusqu’aux années 1970 l’Union catholique des cultivateurs), l’UPA est une organisation volontaire qui porte la voix des productrices et producteurs agricoles québécois. Par leur rapport au marché, la réalité des produits périssables (lait, viande, céréales, légumes) et les imprévus de la nature, ceux-ci et celles-ci n’avaient que peu de pouvoir de négociation. L’UPA, leur offrant un rapport de force émanant de leur union, a permis quelques gains non négligeables : en 1956, la Loi sur la mise en marché des produits agricoles, alimentaires et de la pêche permet des plans conjoints (développement concerté par secteur de production) et en 1972, la Loi sur les producteurs agricoles reconnaît l’UPA comme association accréditée ; elle instaure par le fait même l’obligation à celles et ceux visés d’y cotiser. Malgré certaines divergences entourant le projet, cette loi permettait à l’UPA de s’investir pleinement dans ses luttes et activités.

Comme SRQ, l’UPA, voix institutionnelle forte de la ruralité, revendique ses acquis. Deux directives cherchent pourtant à la fragiliser. En février 2016, Pierre Paradis, alors ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, donnait avis à l’UPA qu’elle n’aurait plus accès à la liste des producteurs et productrices sur l’ensemble du territoire québécois, minant ainsi sa mission de les représenter et défendre. En plus de ce projet (finalement avorté), le gouvernement cherchait jusqu’au 4 février dernier à réformer le Programme de crédit de taxes foncières agricoles. Concourant à l’augmentation importante des taxes des producteurs·trices, la hausse fragilisait encore davantage le modèle agricole québécois, autant en région qu’en périphérie des centres urbains, où les terres sont très coûteuses. Nommons aussi le Programme d’amélioration de la santé animale au Québec, également sous la loupe, qui assurait des tarifs uniformes pour tous les vétérinaires de la province et qui, par ailleurs, donnait un certain intérêt à travailler en région. Se positionnant contre ces mesures radicales, l’UPA et SRC érigent un obstacle significatif et structuré face aux démarches souhaitées par le gouvernement et le lobby de la sphère financière grenouillant dans son orbite.

Voix du monde rural, SRQ et l’UPA visent – et, malgré le contexte actuel, réussissent – à sensibiliser les partis politiques aux réalités des régions, notamment en ce qui a trait à l’agriculture et au mode d’habitation rural. Mais peut-on parler de vraie représentation ? Car d’importants problèmes de communication subsistent, émanant soit du gouvernement envers les communautés, soit des communautés envers le pouvoir (par le biais d’organisations et d’instances, qui disparaissent peu à peu) et encore des communautés entre elles. Loin de favoriser la diffusion d’idées et le débat, les réseaux sociaux confinent plus souvent qu’autrement aux canaux d’intérêt.

Si cette voie est à revoir, si les grands médias ne suffisent pas, si les organisations régionales ou québécoises perdent de leur force, que nous reste-t-il ? Que faire ? Marcel Groleau nous suggère de se réinventer. Si les régions étaient assez solidaires, elles pourraient même se concerter tous les ans et décider d’un vote commun. Un exemple intéressant à prendre en compte : le Regroupement des organismes de la société civile GIM (Gaspésie et Îles-de-la-Madeleine).

Mouvements sociaux et institutions : quelles alliances pour l’avenir de la région ?

Intervenant : Marc Tétreault, directeur UPA Gaspésie-les-Îles, Regroupement des organismes de la société civile GIM.

L’austérité et la loi 28 ont mis à mal les instances régionales, tout en transférant les compétences du développement aux MRC qui doivent accomplir le travail… avec 50% des ressources en moins. Quelles alliances sont possibles, voire nécessaires pour assurer la démocratie en matière de développement régional ? Le Regroupement des organismes de la société civile Gaspésie et Îles-de-la-Madeleine est un exemple de redéploiement de la culture institutionnelle de concertation.

Les démarches remontent à septembre 2015 lorsque des membres de la société civile prennent l’initiative de se rencontrer à Gaspé. Autour de la table : un représentant citoyen, un directeur de centre de recherche, un membre de groupes ressources en logement collectif, un organisateur communautaire et une répondante régionale de « Touche pas à ma région » se demandaient comment convaincre les élu·e·s de maintenir en place une interface dédiée à la perspective d’ensemble – régionale. Après plusieurs échanges et rencontres, notamment avec les élu·e·s, la Table des préfets élargie est mise sur pied, regroupant les six préfets de la région, un maire de chacune des MRC (choisi à l’interne), un représentant de la société civile et les directeurs généraux des MRC. C’était une première relance d’une organisation de concertation, mais vu la place restreinte de la société civile, la question de représentativité reste entière !

Comment combler cette lacune ? Cette question motiva plusieurs représentant·e·s de divers organismes de la région à se rencontrer en avril 2016 à Murdochville. C’est lors de cette rencontre qu’est formé le Regroupement des organismes de la société civile GIM, se voulant une organisation intermédiaire entre les organismes de tous les secteurs (développement social et économique, environnement, éducation, culture, etc.) et la Table des préfets élargie.

Quels rôles et finalités pour ce regroupement ? Il vise à établir un réseau d’organismes et de citoyen·ne·s contribuant au développement régional et donnant voix à l’expertise de tous les secteurs d’activité. Songeons aux organismes communautairesdont la mission spécifique à l’échelle locale oblige à connaître les besoins régionaux. Le Regroupement entend donc promouvoir une vision commune, une prise en charge collective et ainsi donner du poids à la perspective régionale.

Pour le moment, le Regroupement est en processus de développement et de structuration. Il fait aussi face à plusieurs défis : la question de la légitimité de l’organisation et de sa représentativité impose de sérieuses réflexions et une nécessaire concertation. Ensuite, le mandat de rassembler le plus d’organismes possible (et de différents secteurs, par ailleurs) est difficile, notamment parce que plusieurs ont âprement subi les coupes des dernières années et mettent leur énergie à survivre plutôt que s’investir dans ce genre de démarche ; l’implication étant bénévole, elle rebute parfois des gens déjà bien occupés. Rappelons que la création de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine en tant que région administrative est relativement récente (1988) et que le territoire est défini par deux axes (administratif et touristique), ajoutant de la confusion dans sa délimitation. Comment, dans ce cas, respecter les différentes réalités gaspésiennes et réussir à les porter d’une seule voix ?

M. Tétreault l’a souligné, il ne faut pas se taire ; malgré les pertes et les défis, il faut agir ensemble. L’histoire en fait foi : « Il y en a eu des batailles, il y a eu des gains. On s’est rassemblé et on a soumis des projets. On est rendu là, à s’organiser. Il ne faut pas juste dénoncer, il faut proposer. »

Du démantèlement à la transition

Intervenant·e·s : Marie-José Fortin de l’UQAR ; Gaétan Lelièvre, député de Gaspé ; Pierre Michaud, représentant citoyen du Regroupement.

La journée s’est conclue par une table ronde. Outre les éléments traités précédemment, une analyse des « conditions de base du développement » a permis de centrer d’importants enjeux pour la région : transport, communications, santé et éducation. En somme, confrontée à sa difficile transition économique, à sa courbe démographique, à un modèle de développement en rupture avec une perspective d’ensemble et de concertation, un immense territoire et la pression accrue des principes administratifs de la « nouvelle gestion publique » déployés par l’État, la Gaspésie compose avec un nombre impressionnant de facteurs déstabilisants. Forts de ce constat, les intervenant·e·s ont conclu en rappelant l’importance de la double dynamique en développement régional : mettre l’accent sur les démarches structurantes et porteuses, comme celle que propose le Regroupement, et assurer une relève soucieuse, dynamique et consciente des défis à relever.


[1Marie-José Fortin et Marie-Joëlle Brassard, « Un paysage institutionnel en recomposition : au-delà des structures, quelles perspectives pour la gouvernance territoriale ? », Organisations et territoires, 2015, vol. 24, no 3, p. 46.

[2Lire à ce sujet le dossier « Gaspésie – Forces vives », À bâbord !, no 65, été 2016. Disponible en ligne.

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