Dossier : Cégeps. 50 ans d’existence
Au cœur du cégep, l’autonomie
L’autonomie, cette capacité à se donner ses propres normes, se trouve au cœur du niveau collégial québécois et en constitue l’un de ses plus beaux joyaux.
L’apprendre
Impossible de ne pas penser aux étudiant·e·s d’abord. À cheval entre le secondaire d’un côté et l’université ou le marché du travail de l’autre, le cégep a peut-être pour principal objectif de développer l’autonomie des étudiant·e·s. À leur première session, ils et elles se font prévenir trois fois plutôt qu’une : les profs ne les suivront pas à la trace, ils devront organiser leur horaire eux-mêmes… Même celles et ceux qui échouent en apprennent néanmoins un bout là-dessus.
Les programmes pré-universitaires donnent le temps d’explorer un champ académique et permettent de découvrir un panorama de disciplines sans la pression de devoir en choisir une immédiatement. Les programmes techniques vont au-delà d’une préparation mécanique aux exigences des employeurs : ils transmettent les valeurs, les questions, l’éthique associées à chaque profession, grâce auxquelles les diplômé·e·s prendront des décisions parfois difficiles lorsque arrivés dans leur milieu de travail. À travers tout cela, la formation générale vient donner une profondeur et un ancrage à cette construction de soi. Dans les meilleurs des cas, à défaut de donner des réponses, elle aide à cerner les questions qui travaillent l’existence et qu’on n’arrivait pas encore à formuler.
On me dira que c’est là une vision bien trop romantique de la construction de l’autonomie des étudiant·e·s, pour qui le cégep, dans l’immédiat, c’est d’abord les ami·e·s, la fête, la séduction, le temps perdu… C’est que, par une étrange ruse, l’autonomie se trouve là aussi. Alors que de nombreuses et nombreux étudiant·e·s quittent le foyer familial et leur ville natale en commençant leurs études collégiales, plusieurs y voient l’opportunité de se construire une nouvelle identité qui, sans renier la précédente, vient surtout la complexifier.
Une visite à l’assemblée générale de l’association étudiante, bizarrement déserte ou étonnamment pleine, donne une première opportunité de se voir en interlocuteur·trice politique, individuel et collectif. La participation aux activités associatives permet à plusieurs de poser leurs premiers gestes de citoyen·ne et de réaliser, par le regard méprisant d’un cadre ou le gaz lacrymogène d’une escouade anti-émeute, que la démocratie dont on vante les mérites aux bulletins de nouvelles est plus pauvre que l’on croyait, que la parole populaire n’est finalement pas si bienvenue, qu’il faut parfois crier plus fort pour que personne ne nous ignore.
L’enseigner
L’autonomie est aussi un idéal chez les enseignant·e·s de cégep – c’est la fameuse « autonomie professionnelle ». Celle-ci ne signifie pas ne pas avoir de comptes à rendre à quiconque pour son travail. Elle n’est pas un paravent pour le laxisme ou les abus. On pourrait la résumer de la façon suivante : il s’agit de la reconnaissance que les enseignant·e·s sont les mieux placés pour déterminer les normes qui régissent leur pratique.
Au niveau collégial, les enseignant·e·s sont réunis en départements. L’autonomie professionnelle comporte donc une dimension collective indéniable (cette concertation entre membres d’une discipline ou d’un programme peut d’ailleurs prendre place à un niveau national ; c’était le fonctionnement établi avant la réforme Robillard de 1993). Les départements des cégeps constituent une belle anomalie du monde du travail québécois : dans les meilleurs des cas, on n’est pas trop loin d’une structure autogestionnaire. Autogestion très partielle évidemment puisqu’il faut appliquer des directives de nos patrons locaux ou nationaux sur lesquelles nous avons hélas ! peu à dire. La vie départementale n’est jamais parfaite, les guerres d’ego, de clocher et de pouvoir peuvent s’y incruster, comme partout ailleurs. Néanmoins, le département est un lieu précieux, le cœur de l’autonomie professionnelle des enseignant·e·s de cégep.
La défendre
Les attaques que connaît aujourd’hui le réseau collégial sont en partie des assauts contre cette valeur de l’autonomie. En rapprochant sans cesse la formation collégiale du marché du travail, on menace de supprimer la distance des étudiant·e·s à l’égard de leur future pratique. Les enseignant·e·s, de leur côté, se font de plus en plus fréquemment rappeler leur « devoir de loyauté » à l’égard de leur institution. Loyauté qui, dans certains cas, semble interprétée de manière à interdire la contestation publique de décisions de leur direction, même si celles-ci nuisent à l’institution…
Au même moment, les mécanismes « d’assurance qualité » annoncent une standardisation des pratiques d’enseignement. Le mot n’est pas anodin : l’assurance qualité est une notion issue des normes industrielles ISO, par lesquelles on met en place des standards de production. Le tout se présente sous couvert d’un idéal d’équité envers les étudiant·e·s : est-ce juste si le même cours n’est pas dispensé exactement de la même manière à deux groupes d’étudiant·e·s ? L’équité devient ainsi un cheval de Troie pour l’uniformisation de l’enseignement.
Bien sûr, personne n’est contre l’équité – c’est d’ailleurs pour cette raison que l’assurance qualité en séduit plusieurs dans le corps enseignant. Il faut cependant mettre en lumière que cet idéal est actuellement instrumentalisé à des fins de contrôle, et que l’on peut aller très loin dans cette tangente, jusqu’à détruire ce qui fait la beauté de l’école. L’enseignement, comme l’apprentissage d’ailleurs, est une œuvre humaine, artisanale. Tout·e enseignant·e dispose d’une formation, d’une créativité, d’un sens critique, d’une personnalité et d’un vécu qui donnent un caractère unique aux cours qu’elle ou il dispense, d’autant plus qu’il ou elle va à la rencontre de groupes d’étudiant·e·s tout aussi uniques. Loin d’être une faiblesse qu’il faudrait chercher à compenser par des mécanismes externes de contrôle, il s’agit au contraire d’une richesse à célébrer et à défendre.