Le Brésil dans la tourmente
Tirant profit du mécontentement issu de la crise économique qui secoue le Brésil depuis 2014, trois juristes entament en décembre 2015 une procédure de destitution contre la présidente élue Dilma Rousseff, du Parti des travailleurs (PT). On reproche à celle-ci d’avoir commis des crimes de responsabilité fiscale, c’est-à-dire d’avoir maquillé les comptes publics et autorisé des crédits supplémentaires sans autorisation législative. Appelée « coup de pédale fiscal », cette pratique consiste à utiliser des fonds de banques publiques pour financer des programmes sociaux.
Le président de la Chambre des députés, du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), jusqu’alors allié du PT, autorise ainsi fin 2015 la procédure de destitution. Au terme d’un processus qualifié par de nombreux observateurs de « coup d’État parlementaire », la destitution est entérinée par le Sénat le 31 août 2016. Le vice-président Michel Temer, leader du PMDB et personnellement impliqué dans la procédure de destitution, accède alors à la présidence.
Il faut préciser que cette destitution est de nature politique : sur le plan juridique, Dilma Rousseff n’a à ce jour été reconnue ni même accusée d’aucun crime. Comme certains l’ont observé, Dilma Rousseff a été réélue par 54 millions d’électeurs et destituée par 61 sénateurs, dont 49 font l’objet de poursuites judiciaires pour corruption. Deux jours après sa destitution, le Sénat approuve une loi autorisant les coups de pédale fiscaux, la pratique même qu’on reproche à MmeRousseff (et à laquelle ses prédécesseurs ont également eu recours, sans être embêtés). Les vraies motivations derrière le coup ne tardent pas à être révélées : infléchir le cours de l’opération Lava Jato (dont il sera question plus loin), et implanter le programme néolibéral rejeté par les urnes.
Aux origines du coup
Le sociologue Jessé Souza interprète ce coup d’État parlementaire comme la revanche d’une classe moyenne conservatrice qui n’a jamais digéré l’élection du PT et ses politiques d’inclusion sociale. Il faut savoir que le Brésil demeure marqué par d’importantes fractures de classes, héritées de près de quatre siècles d’esclavage. L’élite et une partie de la classe moyenne sont caractérisées par leur indifférence, voire leur hostilité, à l’égard des pauvres. Cette attitude est régulièrement mise en évidence. À la suite d’affrontements qui ont fait près de 100 morts dans deux prisons brésiliennes en janvier 2017, le secrétaire national de la jeunesse déclarait publiquement regretter qu’il n’y ait pas eu plus de morts, et que de tels massacres n’aient pas lieu chaque semaine (déclaration qui a entraîné sa démission).
Au pouvoir de 2002 à 2016, le Parti des travailleurs a utilisé les recettes du pétrole et des exportations agricoles pour mener une politique de redistribution et d’inclusion sociale sans précédent au Brésil. Les politiques du PT n’ont certes pas engendré de changements structurels. D’où la crise actuelle, précipitée par la baisse des prix des matières premières et le ralentissement économique de la Chine, principal partenaire commercial du Brésil. Il reste que les programmes sociaux mis en place par le PT ont apporté de réels changements pour nombre de Brésilien·ne·s des classes populaires.
En effet, des programmes tels que Bolsa Família (allocation familiale), Fome Zero (sécurité alimentaire), Minha Casa, Minha Vida (accès au logement) et l’expansion de l’accès à l’université combinés à l’introduction de politiques de discrimination positive ont permis à des millions de Brésilien·ne·s d’échapper à la précarité et à l’insécurité alimentaire, d’acheter une maison ou encore d’entrer à l’université. Selon une étude de la Fondation Getúlio Vargas, environ 39,5 millions de Brésilien·ne·s auraient ainsi échappé à la pauvreté entre 2003 et 2011. Toujours selon Jessé Souza, le fait que des personnes issues de milieux populaires accèdent à certains espaces (aéroports, universités) réservés jusque-là aux classes moyennes et élevées est perçu comme une menace par ces dernières. Dans ce contexte, la réélection du PT pour un quatrième mandat consécutif en novembre 2014 se traduit par le sentiment qu’il n’y a pas d’issue électorale pour les secteurs politiques conservateurs.
Le retour en force des politiques néolibérales
Le cabinet du gouvernement Temer est à l’image de l’élite brésilienne : les 23 ministres nommés en août 2016 sont tous – sans exception – des hommes blancs plutôt âgés. Ses premières décisions consistent à abolir plusieurs ministères emblématiques du gouvernement du PT : celui de la Culture (recréé à la suite du tollé provoqué) ; celui du Développement social et du combat contre la faim ; celui du Développement agraire ; et celui des Femmes, de l’égalité raciale, de la jeunesse et des droits de la personne.
Le gouvernement Temer s’emploie aussi à introduire des mesures d’austérité pourtant déjà largement discréditées ailleurs dans le monde. Le 13 décembre 2016, dans la foulée de violentes manifestations, le Sénat adoptait la proposition d’amendement à la Constitution (PEC, selon l’acronyme portugais) no 55. Cette mesure est draconienne : elle gèle les dépenses sociales (santé, éducation) pendant 20 ans. Elle est aussi doublement antidémocratique.D’abord, parce qu’elle est passée par un gouvernement dont le programme n’a pas été entériné par la population lors d’élections. Ensuite, parce qu’elle engage les quatre prochains gouvernements élus, empêchant ainsi la population de choisir un autre programme politique et économique que celui de l’austérité. Selon un sondage Datafolha réalisé en décembre 2016, une majorité de Brésilien·ne·s (62%) sont opposés à la PEC55.
Le rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme a sévèrement condamné cette mesure, la jugeant incompatible avec les obligations du Brésil en matière de droits de la personne et la qualifiant d’erreur historique mettant en péril toute une génération future : « C’est une mesure radicale qui manque de nuance et de compassion. Les Brésiliens les plus pauvres et les plus vulnérables seront les plus durement touchés par cette mesure, qui va augmenter les inégalités dans une société déjà très inégale. » Comme il le fait observer, « les études économiques internationales, y compris les recherches menées par le Fonds monétaire international, montrent que l’assainissement des finances publiques a généralement pour effet à court terme de réduire les revenus, et d’augmenter le chômage et l’inégalité des revenus. Et, à long terme, il n’y a pas de preuves empiriques que ces mesures vont permettre d’atteindre l’objectif recherché par le gouvernement. [1] »
Le gouvernement Temer poursuit ouvertement une politique de privatisation et d’ouverture aux capitaux étrangers. Il a par exemple mis fin à la participation obligatoire de l’entreprise d’État Petrobras à l’exploitation des gisements pétroliers pré-salifères découverts sur le littoral brésilien en 2006.
Le gouvernement espère également faire adopter en 2017 des projets de réforme de la sécurité sociale et du droit du travail qui représentent une attaque frontale contre les droits sociaux. Entre autres changements, la réforme du travail vise à augmenter le temps minimum de contribution de 15 à 25 ans. Pour avoir accès à une pleine retraite, un·e Brésilien·ne devra désormais contribuer pendant 49 ans. Le projet de réforme augmente aussi l’âge minimum de la retraite à 65 ans pour les femmes (il est actuellement de 60 ans, afin de tenir compte du travail domestique).
L’offensive ne se limite pas aux plans économique et social. Un projet de loi intitulé « École sans parti » vise à interdire toute discussion politique ou idéologique dans les écoles, sous peine d’emprisonnement. Le pédagogue brésilien Paulo Freire –qui a défendu la pédagogie comme réflexion critique sur l’idéologie dominante– doit se retourner dans sa tombe. Les étudiant·e·s n’ont pas été dupes : en octobre dernier, ils et elles occupaient écoles secondaires et universités pour protester à la fois contre cette proposition et contre le gel des dépenses d’éducation prévu dans la PEC 55. Un mouvement qui a commencé dans une école secondaire publique de l’État du Paraná s’est rapidement étendu à plus de 1000 établissements dans l’ensemble du pays.
Tout indique que la crise économique va s’aggraver en 2017, entraînant son lot de pauvreté et de précarité. Cela signifie que les mesures d’austérité démantèlent le filet de protection sociale juste au moment où il est plus nécessaire que jamais. Dans une société déjà marquée par de profondes inégalités et par la violence des rapports sociaux, il s’agit d’un cocktail explosif.
L’opération Lava Jato
Lancée en mars 2014, l’opération Lava Jato (« lave-auto ») est une enquête menée par la police fédérale et le ministère public fédéral qui a mis au jour un vaste réseau criminel formé d’hommes politiques, de fonctionnaires publics et de PDG d’entreprises de bâtiments et travaux publics comme le géant brésilien Odebrecht. L’enquête révèle que ces entreprises surfacturent les contrats publics, particulièrement ceux avec Petrobras – entreprise d’extraction de pétrole dont l’État brésilien est le principal actionnaire. Cet argent sert ensuite à payer des pots-de-vin et à acheter les faveurs de partis politiques.
L’opération Lava Jato est sans précédent au Brésil. Pour la première fois, des politiciens et hommes d’affaires influents sont poursuivis et emprisonnés pour corruption. Le PDG d’Odebrecht, par exemple, a été condamné en mars 2016 à 19 ans de prison. L’enquête a toutefois été entachée par son manque d’impartialité et le recours à des pratiques illégales. Ainsi, chaque semaine, des accusations issues des accords de négociation de peine conclus par des accusés « filtrent » dans les médias. Non sans humour, l’opération Lava Jato a d’ailleurs été rebaptisée Vaza Jato (vaza signifie « fuites » en portugais). On reproche aussi aux juges d’utiliser l’enquête de manière sélective et partisane contre le PT, et en particulier contre l’ex-président Lula da Silva, afin d’empêcher ce dernier, dont la popularité ne se dément pas, d’être candidat aux prochaines élections présidentielles. Les liens étroits entre, d’une part, le principal juge de première instance en charge de l’enquête et le procureur général de la République et, d’autre part, des agences américaines comme le FBI soulèvent beaucoup de questions sur le rôle des États-Unis dans le coup d’État parlementaire et l’opération Lava Jato. Finalement, on reproche à l’enquête de paralyser indûment tout un secteur de l’économie brésilienne.
Au-delà du Parti des travailleurs, c’est l’ensemble de la classe politique brésilienne qui est touchée par la crise politique. L’hypocrisie du discours pour l’éthique et contre la corruption des partisans de la destitution n’a pas tardé à éclater au grand jour au lendemain du coup. À commencer par Eduardo Cunha, député ultraconservateur, président de la Chambre des députés et principal architecte de la destitution de Dilma Rousseff. En mai, il est suspendu de ses fonctions de leader de la Chambre par le Tribunal supérieur fédéral. En septembre, son mandat est cassé par ses pairs. Privé de son immunité parlementaire, il est arrêté le mois suivant pour corruption et blanchiment d’argent dans le cadre de l’enquête sur Petrobras. Au total, sept ministres et proches conseillers de Michel Temer ont quitté le gouvernement en autant de mois en lien avec des questions d’éthique et de corruption. Non sans ironie, on compte parmi eux le ministre de la Transparence, forcé de démissionner après qu’ait été rendue publique une conversation avec le président du Sénat où il critique le rôle du Bureau du Procureur général dans l’opération Lava Jato.
Le 19 janvier dernier, le juge de la Cour suprême responsable de l’enquête est décédé dans un accident d’avion, alors qu’il s’apprêtait à valider la délation de 77 dirigeants et cadres supérieurs d’Odebrecht, dans laquelle de nombreux membres influents du gouvernement, dont le président Temer, sont cités. Son décès laisse planer beaucoup d’incertitudes quant aux suites de l’enquête.
Quelles perspectives ?
Avec un taux d’approbation de 14% et un taux de rejet de 39%, le gouvernement Temer a terminé l’année 2016 au plus bas dans les sondages. Ses principaux membres sont cités dans l’enquête du Lava Jato et, dépendamment de l’évolution de l’enquête, il n’est pas sûr que le gouvernement tienne jusqu’aux prochaines élections prévues pour novembre 2018. Dans cette hypothèse, le congrès choisirait un autre président intérimaire. On peut toutefois se demander quelle légitimité aurait un gouvernement choisi par les parlementaires mêmes qui sont au cœur des scandales de corruption et de la crise politique. Dans ce contexte, de plus en plus de voix s’élèvent pour demander le déclenchement d’élections présidentielles anticipées. Les partisans de cette option ont repris le mot d’ordre du mouvement pour la démocratisation du Brésil des années 1980 : « Diretas Já ! », ou « des élections directes maintenant ». L’année 2017 s’annonce houleuse…
[1] « Brazil 20-year public expenditure cap will breach human rights, UN expert warns », Haut-Commissariat des Nations unies, 9 décembre 2016. Disponible en ligne : http://www.ohchr.org.