François Cusset
La droitisation du monde
François Cusset, La droitisation du monde, Paris, Textuel, 2016, 182 pages.
Les travaux de François Cusset insufflent de l’air frais à l’histoire des idées. Il dépeint le paysage des dernières décennies avec discernement : circulation et réception des courants à la mode, transferts culturels dans le bouillon de l’Atlantique Nord, accidents qui font mal les choses et anecdotes qui font l’histoire.
Dans ce recueil d’entretiens avec Régis Meyran, Cusset décompose le mot-valise du néolibéralisme pour livrer une compréhension en trois temps des régimes de droite installés depuis 40 ans. Cette « droitisation du monde », dit-il, procède autant de l’opportunisme que du bricolage doctrinal.
Le premier « laboratoire politique et économique pour expérimenter la dérégulation brutale sans prétexte démocratique » a été fourni par le coup d’État de Pinochet en 1973. Soutenue par la CIA et les élites néolibérales « encore minoritaires dans la classe dirigeante occidentale », la dictature chilienne casse le mouvement social sud-américain. Sa violence révèle déjà que la liberté chère aux libertariens s’accommode fort bien de la poigne autoritaire.
En 1979 et 1980, les élections inattendues de Thatcher et Reagan portent cette mixture idéologique au pouvoir et transforment la doctrine en politique pandémique. On tourne la page sur le compromis social-démocrate et partout le mur de l’État social et redistributeur sera percé. Le langage de la dérégulation éclipse toute concurrence à gauche et le démantèlement voulu se prolonge dans toute la décennie 1980.
L’effondrement du bloc soviétique accélère cette tendance et ouvre un épisode où se mêlent triomphalisme et utopie bancale. Après 1989, la droite pèche par excès d’« euphorie doctrinale » et fait la leçon au monde quant au lien qui oblige capitalisme et démocratie. Wall Street obtient inconditionnellement la levée des contrôles sur la mondialisation financière et s’abandonne au lyrisme globaliste du Web 1.0 dont on disciplinera bien vite les marges créatives et temporaires.
Le 11 septembre 2001 sonne effectivement la fin de la récré. La dernière vague de droitisation retourne à ses premiers amours et ne s’embarrasse plus des justificatifs typiques de la décennie précédente. Nine Eleven entraîne tout à la fois remilitarisation, « pérennisation d’un "état d’exception" politique et juridique », réintroduction de la caisse publique de l’État pour sauver la finance et complaisance devant les autoritarismes (chinois, saoudien ou émirati) au détriment de la bonne vieille équation entre « la liberté politique et le commerce libre ».
S’ajoute à l’addition la culture de la performance (de la sexualité à la productivité) sous l’œil du managérialisme hiérarchique et des apps. « Avec tout ça, on voit bien que le libéralisme n’est en aucun cas un laisser-faire, puisqu’en réalité il impose une prise en charge directe et totale du corps et de l’esprit. » Lucide, Cusset concède à contrecœur que ce sont les réactionnaires d’aujourd’hui qui occupent le terrain de la critique culturelle jadis campée à gauche, car « la pensée conservatrice lui a subtilisé les oripeaux de l’indignation ostentatoire et la bravoure supposée ». Or, devant la nécessaire reconstruction d’une gauche de gauche, Cusset n’est pas de ceux qui pensent que la tradition pourra nous sauver.