Dossier : Les nouveaux habits de l’impérialisme
Une domination aux mille visages
Il y a parfois de ces idées qui naissent pour décrire et expliquer un état de fait qui semble avoir mille vies, mille visages et renaître à chaque époque sous de nouveaux apparats. L’impérialisme en est une, qui prend aujourd’hui les habits de la mondialisation néolibérale.
Cette notion de mondialisation, beaucoup plus récente et polysémique, est souvent considérée moins chargée politiquement et donne un certain vernis d’inéluctabilité et de grandes avancées pour l’humanité. Pourtant, elle masque des rapports de pouvoir, d’inégalité, de hiérarchie et de domination patriarcale, ce que l’idée d’impérialisme place en son centre. L’acceptation contemporaine de l’impérialisme date de la fin du 19e siècle et provient de l’anglais. Le terme signifie originellement la politique d’expansion coloniale dans le cadre de l’Empire britannique.
L’impérialisme y incarne alors une forme de darwinisme social promu par l’Occident. Comme l’expliquent Marie-Claude Smouts, Dario Battistella et Pascal Venesson : « [S]ûres de la supériorité raciale et idéologique de l’Occident, les approches conservatrices de l’impérialisme [...] souhaitent l’expansion impériale pour préserver l’ordre social dans les pays les plus développés. » Ainsi, l’impérialisme « [...] garantit le commerce et l’accès aux marchés, il assure l’exportation des capitaux et canalise les conflits sociaux en favorisant les migrations [1]. » Il faudra attendre les thèses critiques et surtout les analyses marxistes du tournant du 20e siècle pour révéler le caractère de domination et d’exploitation inhérent à cette expansion du capitalisme qu’est l’impérialisme. Les formulations marxistes associées aux travaux entre autres de Lénine, Luxemburg et Boukharine viendront préciser les contours de l’impérialisme tel qu’il se déploie avec l’expansion coloniale et la montée des tensions et des conflits entre les puissances impériales européennes. Lénine introduira des concepts qui seront réutilisés par la suite par le néomarxisme, notamment la théorie du système-monde qu’il conçoit comme une structure à deux niveaux formée au sein de l’économie mondiale, où un centre dominant exploitait une périphérie moins développée. De manière clairvoyante, Lénine anticipe la montée en puissance des oligopoles qui contrôlent de plus en plus les économies de chaque pays et qui, n’ayant plus de débouchés à s’approprier, sont amener à rivaliser entre elles pour l’accumulation des ressources planétaires. Cette rivalité grandissante explique en partie les deux grandes guerres du 20e siècle, mais moins la décolonisation et l’émergence économique de certains États que l’on associe aux nouveaux pays industrialisés.
Dépendance et système-monde
Dans les années 1960, on voit se constituer un courant néomarxiste de l’impérialisme qui souligne les relations d’interdépendance déséquilibrées entre les sociétés dans le système international. Tout d’abord incarnée par l’approche de la dépendance et de l’échange inégal, l’observation centrale de ce courant « [...] est le contraste flagrant entre l’égalité politique et l’inégalité économique qui caractérise le système international [2]. » Ces considérations sont graduellement élargies à l’ensemble des relations entre pays industrialisés et pays sous-développés sous l’angle d’analyse de la dépendance de la périphérie par rapport au centre comme cause des inégalités entre pays. Cette inégalité des échanges entre le Nord et le Sud se reflète dans différentes sphères d’activités, que ce soit au niveau commercial, financier, technologique et même socioculturel.
Cette approche sera remise en question et mise à jour par les tenants du système-monde. Cette analyse renouvelée de l’impérialisme propose qu’avec l’extension à l’échelle planétaire du capitalisme, il existe aujourd’hui un seul système socioéconomique mondial dominant, soit le système-monde, défini comme « [...] un fragment de l’univers englobant à plus ou moins grande échelle non pas plusieurs États, mais plusieurs entités politiques, économiques et culturelles, reliées entre elles par une autosuffisance économique et matérielle fondée sur une division du travail et des échanges [3]. » Au sein du système-monde capitaliste, il n’existe pas de système politique unique, mais « [...] une multiplicité de centres de puissance en compétition les uns avec les autres, et où le mécanisme de transfert des ressources est assuré par l’intermédiaire du marché, toujours en faveur du centre [4]. » Comme l’explique Battistella, ce système mondial s’organise autour de trois groupes d’économie : celles du centre (les économies au sein desquelles sont localisées les productions du secteur tertiaire), la périphérie (les économies du secteur primaire au sein desquelles sont localisées les matières premières extraites pour enrichir le centre) et la semi-périphérie (les économies où se concentre le secteur secondaire, tout à la fois pénétré par le capital du centre sans pour autant disposer d’une base industrielle autonome et jouant un double rôle essentiel, soit de permettre la délocalisation des industries du centre vers un bassin de main-d’œuvre bon marché, mais aussi de faire contrepoids à la tendance à la hausse des salaires au centre).
Hégémonie et théorie critique
Aujourd’hui, les écrits d’Antonio Gramsci sont venus enrichir la compréhension de l’impérialisme au moment où l’on observe l’extension et l’approfondissement dans une vaste étendue des sphères publiques et privées (on n’a qu’à penser qu’aux GAFA de ce monde – Google, Apple, Facebook, Amazon). Gramsci postule que la bourgeoisie maintient son hégémonie à travers son contrôle sur « [...] l’ensemble des institutions étatiques, notamment les institutions culturelles productrices d’idées et de valeurs [5]. » Gramsci fait donc ressortir le rôle et l’influence de l’hégémonie culturelle et idéologique et permet ainsi l’émergence d’une théorie critique des relations internationales. Comme l’explique Diane Éthier, les tenants de la théorie critique avancent que l’hégémonie des États les plus puissants « [...] repose non seulement sur la puissance économique, financière, politique et militaire de leurs classes dirigeantes, mais sur la capacité de ces dernières d’imposer leurs conceptions idéologiques, leurs normes et leurs valeurs culturelles aux classes subordonnées et aux institutions [6]. »
Nouvelles thèses sur l’Empire
Né de la rencontre du militant marxiste engagé et intellectuel italien Antonio Negri et du professeur américain de littérature comparée Michael Hardt, l’ouvrage Empire (2000) rompt avec la vision marxiste de l’impérialisme, notamment en avançant la thèse de la fin de l’impérialisme, remplacé par l’Empire. L’Empire n’est plus l’extension de la souveraineté d’un État au-delà de ses frontières, mais « [...] la manifestation d’une souveraineté globale qui ne reconnaît aucune limite territoriale et qui exerce son pouvoir à travers une multitude d’instances et d’institutions (sans centre spécifique), mais unifiées par une même logique : celle du pouvoir homogénéisant du marché mondial [7]. »
Plusieurs thèses récentes décrivent aujourd’hui une globalisation impériale qui porterait en elle une colonialité globalisée. Celle-ci aurait pour effet de marginaliser et de supprimer les connaissances, la culture et les voix des groupes subalternes. Face à cette nouvelle colonialité impériale, l’émergence de mouvements et de réseaux auto-organisés autour de la logique de la différence et d’une politique située et conçue au-delà du paradigme de la modernité constitue les bases d’une nouvelle contre-hégémonie. Arturo Escobar, dans son article Beyond the Third World (2004), souligne d’ailleurs que la conception d’une « politique située », élaborée par l’autrice féministe J. K. Gibson-Graham, est souvent mise de l’avant par les mouvements féministes et environnementaux ainsi que par ceux et celles qui militent pour des formes alternatives de style de vie, par exemple la simplicité volontaire et la décroissance. Au moment où nous nous interrogeons sur l’avenir climatique de la planète, on peut sans doute voir dans la diversité des initiatives pour une transition climatique et les mouvements de plus en plus multiples et auto-organisés l’essor d’une réponse contre-hégémonique et située face à la globalité impériale, nouvelle incarnation de l’impérialisme.
[1] Marie-Claude Smouts, Dario Battistella et Pascal Venesson (dir.), Dictionnaire des relations internationales, 2e édition, Paris, Dalloz, 2006, p. 287.
[2] Dario Battistella, Théories des relations internationales, 4e édition, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, p. 266.
[3] Ibid, p. 272.
[4] Ibid.
[5] Diane Éthier, Introduction aux relations internationales, 2e édition, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2004, p. 57.
[6] Ibid.
[7] Leandro Vergara-Camus, « Impérialisme », dans Alex Macleod, Evelyne Dufault, Frédérick Guillaume Dufour et David Morin (dir.), Relations internationales : Théorie et concepts, 3e édition, Outremont, Athéna Éditions, 2008.