Impérialisme et bons sentiments
La colonisation a été basée sur une catégorisation et une hiérarchisation du monde qui excluent la majorité des populations de l’histoire agissante, délégitimant ses réflexions, ses idées, ses actions. Ces catégorisations visent à imposer et maintenir un rapport de force entre les puissances occidentales et le Sud.
Aujourd’hui, cette hiérarchisation des peuples influence l’avenir de nombreux pays à travers des interventions militaires et des projets d’aide au développement qui ne remettent pas ces catégorisations en question. Notre article se penchera sur cette moralisation de l’impérialisme qui en rend la contestation d’autant plus polarisante socialement. De fait, comment contester efficacement une intervention militaire si elle est justifiée par la défense des droits, le rétablissement de la paix ou de la démocratie ? Comment remettre en question les projets qui, sous le couvert de bonnes intentions, enclenchent un rapport de dépendance historique, économique, politique, social ?
Derrière ce processus de légitimation se cache l’idée d’une supériorité morale de l’Occident par rapport au Sud global. Cette perspective binaire et émotive sur les dynamiques complexes du monde nuit à une prise de décision rationnelle et basée sur des informations avérées et nuancées qui favoriserait l’autodétermination.
Qui mérite l’égalité ?
Dans la Charte des Nations Unies de 1945, les principes fondamentaux du droit international sont l’égalité souveraine des États et le droit à l’autodétermination. En découle qu’il est interdit d’intervenir dans les affaires internes d’un État, sauf en cas de légitime défense ou de menace à la paix ou à la sécurité. Une intervention devrait être appuyée par le très imparfait Conseil de sécurité de l’ONU pour être légale dans ce cadre. Comme le souligne le Collectif Échec à la Guerre, « la possibilité d’intervenir pour protéger les civils a été discutée et rejetée par les gouvernements d’alors [car elle] représentait un trop grand risque pour la stabilité internationale et la souveraineté des États les plus faibles. » En fait, « les États du Sud considèrent que le principe de souveraineté [...] représente, en pratique, leur dernière protection contre les règles d’un monde inégal [1]. »
Ce cadre de décision institutionnel a été adopté pour tenter de parer au règne du plus fort. La moralisation de l’intervention militaire est un moyen de contourner le droit international et de faciliter l’intervention en obtenant une légitimation auprès de l’opinion publique.
Les bons sentiments et la guerre
Historiquement, on a tenté de manipuler les masses pour qu’elles consentent à participer ou à appuyer des guerres visant soit à renouveler le sentiment patriotique, à agir comme soupape pour le mécontentement et la contestation du pouvoir national, à faire rouler le très lucratif complexe militaro-industriel ou à servir les intérêts nationaux.
Au cours des années 1990, plusieurs conflits régionaux ont permis de mettre les assises pour une moralisation sournoise des décisions de guerre. De « l’intervention humanitaire » des années 1970 et 1980, on est passé au concept de la « responsabilité de protéger » qui dicte des standards où un État aurait la responsabilité d’intervenir pour défendre la population de ce dernier contre le pouvoir en place en cas de violation massive des droits humains. Bien sûr, ce concept a cela de réconfortant qu’il donne l’impression que nous avons le pouvoir d’aider ces populations.
Or, comme le montre l’exemple de la Libye, seuls les États occidentaux « respectables » ont aujourd’hui la prestance morale de faire valoir la nécessité d’intervenir, le plus souvent pour faire valoir leurs intérêts. La responsabilité de protéger n’est qu’un écran de fumée de plus pour justifier l’entrée en guerre.
Sinon, durant la même période, pourquoi ne sont-ils pas intervenus à un coût bien moindre en Somalie, où plus de 30 000 enfants de moins de 5 ans étaient déjà morts de faim ?
De la mission civilisatrice à l’humanitaire
L’aide humanitaire et au développement, dont le comparatif est toujours intrinsèquement un « développement » calqué sur le modèle occidental, cache souvent les intérêts du bailleur de fonds, d’un État ou d’une organisation internationale. Cette aide qui remet rarement en cause les dynamiques économiques et politiques structurelles du monde, enferme le plus souvent les pays dans un cycle de dépendance, voire affaiblit les institutions et l’économie locales de manière durable. De plus, la compétition entre organisations du Nord pour le financement des bailleurs de fonds peut détourner leurs énergies d’actions de plaidoyer ou de mobilisations qui, elles, contribueraient réellement à un changement des dynamiques de pouvoir internationales. L’aide au développement est utilisée comme alibi pour justifier le reste des relations internationales et s’insère souvent dans un plan global de néolibéralisation du monde, avec ses privatisations des institutions publiques, sa libéralisation de l’économie, et la déréglementation, qui favorise particulièrement les grandes compagnies transnationales.
Gilbert Rist disait : « Au cours des dernières décennies, toutes les mesures prises au nom du "développement" ont conduit à l’expropriation matérielle et culturelle. Leur échec a été si total qu’il est vain de vouloir persévérer dans cette voie. […] Par conséquent, la tâche principale consiste à restaurer l’autonomie politique, économique et culturelle des sociétés marginalisées [2]. » Un projet imposé de l’extérieur qui ne vise pas fondamentalement cette émancipation fondée sur la réciprocité et la reprise de possession de sa voix par une communauté risque de reproduire une dynamique coloniale néfaste et peut même détourner l’énergie d’une lutte efficace contre les rapports de pouvoir historiques affligeant toujours plusieurs pays.
La réponse humanitaire au séisme de 2010 en Haïti en est l’exemple phare. Un afflux massif d’aide est venu de plusieurs pays, dont la France, le Canada et les États-Unis. Malgré tout, un an après, 90 % des débris n’avaient toujours pas été dégagés et seulement 10 % des 9 milliards promis par les bailleurs internationaux avaient été déboursés. En octobre 2011, 595 000 réfugié·e·s vivaient toujours dans des camps autour de la capitale. Les priorités ont été déterminées sans considération pour la structure sociale d’Haïti et ses besoins réels, l’appui au développement de zones industrielles ayant notamment pris le pas sur l’appui aux zones rurales et à la souveraineté alimentaire, au détriment des petits paysans. La grande majorité des contrats liés à la reconstruction des grandes infrastructures aurait été donnée à des compagnies étrangères.
En fait, la coordination de l’aide et des opérations a été faite par les forces armées américaines, en se souciant peu d’intégrer la population ou les gouvernements locaux. Personne n’est réellement imputable pour les dépenses qui ont été faites pour la reconstruction, puisque l’État haïtien a été exclu du processus, et cela contribue à affaiblir davantage son lien de confiance ténu avec la population. Les réunions des clusters, groupes thématiques de gestion de l’aide, se déroulaient en anglais plutôt qu’en français ou en créole. Les nombreux experts de l’humanitaire qui se sont précipités sur place n’avaient pour la plupart que peu de connaissances sur le pays.
Selon Denyse Côté, alors qu’un grand nombre d’organisations non gouvernementales ou internationales devaient faire valoir l’égalité de genre, suivant les directives des bailleurs, le mouvement des femmes haïtiennes a été sursollicité, mais le plus souvent instrumentalisé pour légitimer les priorités des organisations [3]. L’absence de reconnaissance du travail historique fructueux de défense des droits des femmes de ce mouvement, qui s’est pourtant poursuivi suite au séisme, l’a discrédité internationalement et a renforcé une image « victimisante et misérabiliste » de la femme haïtienne. Cette image de « vulnérabilité extrême » a fait que de nombreux mouvements sociaux ont été perçus comme incapables ou incompétents.
Sankara affirmait : « Nous encourageons l’aide qui nous aide à nous passer de l’aide. » Ce sont toujours aujourd’hui de sages paroles.
[1] Échec à la Guerre, « La responsabilité de protéger : de quoi s’agit-il ? », 2012, Allocution du président Abdelaziz Bouteflika, AG de l’ONU, 22 septembre 1999.
[2] Pierre Beaudet, « Le paysage changeant de la coopération internationale », Passer de la réflexion à l’action : les grands enjeux de la coopération internationale, p. 145.
[3] Denyse Côté, « Un espace politique menacé : le mouvement féministe haïtien et les effets pervers de l’aide humanitaire », dans Nancy Thède et Mélanie Dufour (dir.), L’Amérique latine : laboratoire du politique autrement, PUQ, 2014.