Chronique Éducation
Gratuité scolaire. Mettre fin au bricolage
Théoriquement, la gratuité d’accès à l’école primaire et secondaire est le corollaire de l’obligation de fréquenter celle-ci. On devrait s’attendre à ce que « gratuit » signifie « zéro dollar, partout, tout le temps ». Or, non seulement la fréquentation scolaire, bien qu’obligatoire, n’est pas gratuite, mais elle ne coûte nulle part la même chose !
La conception institutionnalisée de la gratuité scolaire, dans sa version québécoise, repose sur le postulat que le droit à l’éducation relève d’une responsabilité financière partagée entre les usagers (ici, les parents) et la collectivité (l’État). Même la Charte des droits et libertés de la personne [1] subordonne le droit à une éducation gratuite aux paramètres et limites que la Loi sur l’instruction publique (LIP) elle-même peut prévoir envers ce droit. De fait, on devrait moins parler de « gratuité » que d’une « absence possible de facturation pour certains frais liés à des biens ou services, parmi d’autres ». En clair, c’est flou.
Le flou dans la bergerie
Pour l’essentiel, la LIP assure la gratuité des services éducatifs (instruction) et du matériel didactique requis pour ceux-ci (manuels, instruments, équipements, etc.), du transport scolaire du matin et du soir et de la plupart des services complémentaires [2]. Cela dit, « les documents dans lesquels l’élève écrit, dessine ou découpe » ainsi que les fournitures (papiers, crayons, règles, etc.) sont exclus du principe de gratuité – donc facturables – et la Loi permet aussi de tarifer les services de garde, la surveillance des dîneurs et le transport du midi. Depuis plus de 30 ans, la décentralisation scolaire a donné lieu à un éventail d’interprétations de ces paramètres et à des pratiques de facturation différentes, voire à des contournements de la Loi, dans sa lettre sinon dans son esprit. Les frais accessoires et les abus se sont multipliés, gonflant encore et toujours la facture scolaire, et suscitant avec raison la colère des parents.
Le problème est pourtant connu depuis longtemps. En 1995, la Commission des États généraux sur l’éducation [3] appelait déjà à la vigilance concernant l’imposition de frais divers dans les écoles, dont l’augmentation et la multiplication représentaient une source d’iniquités et un risque pour l’égalité des chances. En 2004-2005, un groupe de travail constatait une croissance continue des frais exigés des parents sur l’ensemble du territoire, en plus de disparités notables de facturation dues à la décentralisation du réseau. En 2007, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [4] concluait que de tels frais portent atteinte au droit à l’instruction publique et nuisent à la capacité des familles défavorisées de répondre à leurs besoins essentiels, sous-entendant qu’ils contribuent à la ségrégation scolaire et sociale. Ce que le Conseil supérieur de l’éducation réitérera en substance une décennie plus tard [5].
En découle depuis plus de 30 ans un florilège de directives, politiques, balises, guides, études, avis, rapports et autres instruments bureaucratiques destinés à mieux comprendre, interpréter ou appliquer le flou originel de la LIP. Et sans jamais finir par y parvenir, pour la simple raison qu’aucun de ces exercices n’a jamais visé ni contribué à rendre l’école véritablement gratuite. Tant et si bien que, malgré le cumul chaotique de toutes ces prudes interventions, le problème de fond demeure le même : les parents se voient facturer, de manière variable dans le temps et l’espace, davantage de frais année après année pour la fréquentation par leurs enfants d’une école publique dite gratuite.
Bricole-moi une gratuité néoconservatrice
La persistance et l’ampleur du flou juridique de la gratuité scolaire se seront finalement imposées sous la forme d’un recours collectif résolu hors cour en mai 2018 au coût de 153 M$. La menace d’un jugement défavorable aurait dû sonner la fin des tergiversations. En vain.
Si le ministre libéral Sébastien Proulx s’en est lavé les mains en émettant une énième directive vaine au printemps 2018, son successeur caquiste, Jean-François Roberge, a choisi d’emprunter la voie législative pour, prétend-il, « mettre fin au flou ». En amendant la LIP, le projet de loi no 12 qu’il a déposé en février [6] aurait pu être une occasion de régler une fois pour toutes la question des frais exigés aux parents et de rendre l’école véritablement gratuite. Au lieu de cela, la CAQ ne s’est pas contentée d’opter pour la poursuite de la facturation et du bricolage institutionnel, mais aussi pour la politisation de la gratuité scolaire.
D’abord, la définition que la CAQ adopte de la gratuité scolaire demeure non seulement sujette à interprétation, mais ne fait pour l’essentiel que confirmer l’évidence ou même l’interprétation dominante sans toucher le cœur du litige. Surtout, au lieu de préciser ce qui ne doit pas être facturé, la loi insiste toujours sur ce qui n’est pas gratuit et conforte donc la tarification scolaire.
De plus, le gouvernement confirme le principe de facturation des services de garde, de surveillance et de transport du midi, sans plus viser à les uniformiser, et se contentera d’établir des maxima qui risquent fort d’inciter plus d’une institution à augmenter leurs factures.
Pour préciser ou clarifier au besoin l’esprit de la Loi, la CAQ aménage un pouvoir réglementaire qui, certes, donne plus de flexibilité et aura un effet plus normatif que de simples directives, mais qui, en relevant directement du pouvoir exécutif, restera perméable aux conjonctures et pressions politiques, ainsi qu’aux visées partisanes ou idéologiques. La preuve en est cette politique de ne rendre gratuites que deux sorties éducatives par année, alors que le gouvernement sortant en prévoyait quatre.
Enfin, et surtout, le projet de la CAQ rompt de manière historique avec le principe de gratuité en normalisant toute facturation pour la fréquentation de projets particuliers au sein même de l’école publique. En exemptant noir sur blanc les programmes particuliers de la gratuité scolaire, la CAQ passe outre le nécessaire débat sociétal sur l’équité scolaire et consacre le principe d’une école publique ségrégative.
Loin de régler le problème de la gratuité scolaire, cette pièce législative du gouvernement de François Legault semble plutôt poser des jalons importants de ce projet néoconservateur qu’il caresse pour le système d’éducation : tarification, ségrégation socioéconomique, décentralisation marchande, accroissement du pouvoir ministériel. En définitive, non seulement le gouvernement du « changement » s’inscrit dans la continuité du bricolage institutionnel, mais il y apporte sa propre signature idéologique.
Pour la gratuité. Point barre.
Force est de constater que la solution à ce sempiternel problème de facture scolaire ne se trouve pas dans un nouvel outil ministériel ou réglementaire, encore moins dans un énième tripotage de la Loi, tant et aussi longtemps que le principe du partage des coûts prédominera. Le fond du problème réside dans la définition inachevée de la gratuité scolaire au regard de la responsabilité collective de l’État face aux aspirations et à l’équité sociales. La solution la plus simple, la plus cohérente, la plus équitable et la plus structurante serait certainement de mettre fin au principe même de contribution financière individuelle et d’assumer pleinement la gratuité des services, des programmes, du matériel et des activités scolaires et parascolaires, par un financement collectif et progressif plutôt qu’une mosaïque de tarification à l’usage. Bref, que l’école coûte zéro dollar, partout, tout le temps. Si l’on considère sincèrement que l’instruction gratuite est un droit universel, c’est donc peut-être moins dans la LIP qu’il faut chercher à « réinventer » la gratuité scolaire que dans la Charte, en consacrant ce principe dans toute son intégralité et en assumant le potentiel de l’école comme levier social structurant et cohérent avec les autres aspirations sociales. Nous y reviendrons dans notre prochaine chronique.
[1] Article 40 : « Toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, à l’instruction publique gratuite. »
[2] On se réfère essentiellement aux articles 3, 7, 230, 256, 258 et 292 de la Loi sur l’instruction publique.
[3] Rénover notre système d’éducation : dix chantiers prioritaires, Rapport final de la Commission des États généraux sur l’éducation, 1996.
[4] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, La gratuité de l’instruction publique et les frais scolaires exigés des parents, avril 2007.
[5] Conseil supérieur de l’éducation, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016. Remettre le cap sur l’équité, septembre 2016.
[6] Sous le titre évocateur de Loi visant à préciser la portée du droit à la gratuité scolaire et à permettre l’encadrement de certaines contributions financières pouvant être exigées.