Éducation
Arendt et Little Rock
Deuxième et dernière partie
Hannah Arendt écrit son controversé article « Reflections on Little Rock » en réaction aux violents événements de septembre 1957 évoqués dans ma précédente chronique [1]. Avant d’aborder son contenu, voyons d’abord la petite histoire de cet article.
Celui-ci avait été commandé à Arendt en octobre de la même année par la revue Commentary. Elle rend son texte en novembre, au moment où la situation est provisoirement calmée. Les éditeurs de la revue sont alors plus qu’étonnés du propos et plutôt (voire très) mal à l’aise avec lui, pour des raisons qu’on comprendra bientôt aisément.
L’apprenant, Arendt propose de retirer son article. Les éditeurs refusent cette offre et suggèrent plutôt de le faire paraître en même temps qu’une réplique de Sydney Hook. On lui fit parvenir ce texte de Hook en lui proposant d’y réagir.
Mais le malaise au sein de la direction de la revue restait profond et au début de 1958, on informa Arendt qu’on hésitait encore à publier les deux textes – le sien et celui de Hook. Arendt, indignée, retire alors son article.
On peut penser qu’elle considère qu’il n’est plus d’une grande actualité, que les événements qui l’ont amenée à le rédiger sont choses du passé et qu’elle n’envisage donc plus de le faire paraître.
Mais en juin 1958, le gouverneur Fabius reprend son combat contre l’intégration des Noirs dans des écoles réservées aux Blancs et le porte sur les plans juridique (contestation devant les tribunaux des politiques dé-ségrégationnistes) et politique (un référendum est envisagé). Cela convainc Arendt que certaines de ses idées restent pertinentes et méritent d’être publiquement avancées.
Elle accepte donc l’offre de publication que lui fait la revue Dissent et son article y paraît, deux ans près les faits, dans la livraison de l’hiver 1959. On peut le lire à cette adresse : <http://learningspaces.org/forgotten...> , avec un texte introductif d’elle, deux réactions critiques et une lettre de Hook.
On peut raisonnablement soutenir que ces réactions, plutôt hostiles à son article, sont généralement celles que lui réserveront les intellectuels américains dits « libéraux », ce terme désignant à cette époque, aux États-Unis, des personnes situées à la gauche du spectre politique et qui tendent à se définir comme progressistes.
Que dit donc Arendt qui les choque à ce point ?
Le privé, le social, le politique et l’école
En allant à l’essentiel, on peut dire qu’Arendt, nageant fortement et de manière à première vue surprenante à contre-courant des idéaux progressistes d’alors et du mouvement des droits civiques naissant, est très critique de deux choses dans l’affaire Little Rock.
La première est l’opportunité de mener sur le terrain de l’école la bataille pour l’égalité et la déségrégation. La deuxième est ce qu’elle consi« dère être l’instrumentalisation des enfants Noirs dans ce combat par leurs parents et leur communauté. Le premier point est particulièrement délicat et mérite une exposition attentive.
Arendt reprend sa fameuse distinction entre les trois sphères du politique, du social et du privé et se demande ce que l’exigence d’égalité et la possible ségrégation impliquent pour chacune.
Dans la sphère politique, l’égalité est le principe même de la loi de la République (les États-Unis) et il ne saurait y avoir de ségrégation. On doit donc lutter pour le respect de ces principes.
Dans la sphère privée, ces notions d’égalité et de ségrégation n’ont pas leur place : ce qui est en jeu ici, c’est le libre choix que l’on fait, sur la base de préférences personnelles, de l’exclusivité des rapports que l’on entretiendra avec des gens.
Mais dans la sphère du social, les choses se compliquent. Certaines discriminations et inégalités y sont légitimes, au nom du droit à la libre association. Arendt prend l’exemple des lieux de villégiature : certains aux États-Unis sont, sans que cela soit problématique, réservés à certains groupes (camps de vacances pour Noirs, pour Juifs, etc.) et personne ne devrait vouloir interdire cela. Par contre, certaines « Par contre, certaines discriminations et inégalités de la sphère sociale sont manifestement politiques, comme interdire à des Noirs de s’asseoir ici ou là, de manger dans un restaurant public, de dormir dans un hôtel public, etc.
Le gouvernement doit préserver l’égalité et la non-discrimination dans la sphère politique en même temps que la liberté de faire ce qu’on veut dans la sphère privée des « quatre murs de sa maison ». Il doit aussi préserver la possibilité de la discrimination au sein de cet espace de la sphère sociale où elle est légitime. Intervenir juridiquement sur ces cas brimera la liberté et constituera de la discrimination. « Ce n’est pas la coutume sociale de la ségrégation qui est inconstitutionnelle, écrit-elle, mais son application juridique. »
Le cas de l’école, il est vrai, lui semble compliqué. L’école est une institution qui appartient à la fois au privé (le droit des parents d’éduquer leur enfant comme ils veulent) ; au social (leur droit de s’associer avec qui ils veulent) ; et au politique (le devoir de l’école de former les futurs citoyens). Mais Arendt pense que les lois déségrégationnistes y sont une intrusion juridique illégitime de l’État et des principes du politique dans cette part de la sphère sociale où il ne doit pas intervenir puisque la discrimination y est légitime. « Seuls les dictateurs contestent le droit des parents de décider sur pareilles questions. »
Cette intrusion du politique dans l’école risque en outre d’être contre-productive et de faire négliger d’autres luttes politiques, comme le droit au mariage interracial ou la discrimination sociale illégitime, qui devraient être priorisés.
Enfin, cette imposition juridique de l’égalité sociale lui semble dangereuse dans un pays guetté par le spectre du conformisme et pourrait même accroître le racisme qu’il prétend combattre. « Ce qui est en jeu, dira-t-elle, à tout le moins long terme, ce n’est pas seulement le bien-être des Noirs, mais la survie de la République. »
L’instrumentalisation des enfants
Ce qu’elle avance ensuite, c’est qu’en choisissant d’agir par l’école pour affronter les problèmes du racisme, de l’inégalité, de la ségrégation, on met sur le dos des enfants (Noirs et Bancs) le fardeau de résoudre un problème que des générations d’adultes n’ont pas su solutionner.
De plus, cette politisation des enfants, de la famille, du social est dangereusement semblable à ce que les régimes totalitaires mettaient en place en Allemagne ou en URSS. Bref, la spirale de violence qu’elle redoute et observe lui semble d’autant condamnable que les enfants « en font les frais. À propos de la célèbre photographie reproduite ici la dernière fois, elle écrit : « On a à l’évidence demandé à cette jeune fille [Elizabeth Eckford] d’être une héroïne – ce que ni son père absent ou les représentants de la NAACP [National Association for the Advancement of the Colored People] n’ont pensé être leur devoir de faire. »
Arendt analyse donc les événements de Little Rock comme un témoignage de l’abandon des enfants par les adultes sur fond de confusion entre les trois sphères que sa pensée distingue, celles du privé, du social et du politique. Elle l’analyse aussi en fonction de son idée que l’école doit être une sorte de sanctuaire.
Ici, sorti du foyer, l’enfant a été abandonné à lui-même dans la sphère publique pour y mener, seul, un combat d’adultes en devenant l’avant-garde du combat pour l’intégration. « En sommes-nous arrivés à ce point où c’est aux enfants qu’il est demandé de changer ou d’améliorer le monde ? », demande-t-elle pour finir.
Pour ne pas conclure
Je laisserai à chacun le soin de se situer face à tout cela, me contentant de quelques brèves remarques pouvant y aider.
« Attaquée de toutes parts et en particulier par les membres de sa famille politique « libérale » (au sens défini plus haut), Arendt ne répond pas à ses critiques et ne republiera pas ce texte de son vivant.
Le bilan des retombées positives et négatives de la décision Brown est en cours et est l’objet de bien des débats – politiques, juridiques et philosophiques – qui dépassent de loin le cadre de cette chronique. Mais on peut au moins, me semble-t-il, soulever la question de savoir si les positions d’Arendt ne mettent pas au jour une sorte de point aveugle de ce conservatisme pédagogique si particulier qu’elle n’a cessé de défendre. À ce propos, il faut rappeler un épisode intéressant. »
« J’ai dit qu’Arendt ne répondit pas à ses critiques. Cela est vrai à une remarquable exception près : celle de Ralph Ellison (1913-1994), un romancier et essayiste afro-américain, notamment connu pour son remarquable roman Invisible man (1952).
Ellison notera d’abord, en 1963, que ce qu’il appellera « l’autorité olympienne » du ton employé par Arendt (on y lit par exemple sous sa plume que « les minorités opprimées n’ont jamais été les meilleurs juges de ce qui est prioritaire sur ces questions ») a sans doute contribué à susciter l’hostilité des réactions à l’endroit de son texte.
Mais surtout, en 1965, dans un entretien publié dans le collectif Who speaks for the Negro ? (Robert Penn Warren, éd.), Ellison reviendra longuement sur les motivations et les gestes des parents des enfants Noirs de Little Rock qui avaient tant heurté, voire scandalisé, Arendt – ou plutôt sur l’interprétation qu’elle en avait et qui la scandalisait. Selon lui, elle n’a pas compris l’importance de l’idéal de sacrifice et le courage qui animaient ces parents envoyant leurs enfants affronter les Blancs en colère et les gardes armés, et donc ignorant complètement « ce qui se passe dans la tête des parents Noirs ce qui se passe dans la tête des parents Noirs qui se résolvent à envoyer leurs enfants franchir ces piquets de personnes hostiles. »
Arendt lui a donné raison sur ce point, ajoutant qu’elle n’avait pas entièrement compris la situation dans toute sa complexité.
Rien n’indique cependant que disant cela, elle revenait sur l’essentiel de son propos.
[1] Neuf élèves furent empêchés de fréquenter l’école secondaire jusque-là réservée aux Blancs, à la suite d’une décision de la Cour suprême qui mettait fin à la ségrégation raciale dans les écoles.