Sables bitumineux : l’Apocalypse maintenant !

No 065 - été 2016

La littérature et la vie

Sables bitumineux : l’Apocalypse maintenant !

Jacques Pelletier

Je terminais ma lecture du dernier roman de Nancy Huston, Le club des miracles relatifs (Actes Sud, Leméac, 2016), lorsque l’incendie s’est déclenché autour de Fort McMurray, détruisant tout sur son passage, une bonne partie de la ville de même que les forêts qui l’encerclent. Un drame qui fait coïncider l’Évènement et la Fiction, s’offrant du coup comme une expérience inédite dans mon long parcours de lecteur : la coprésence en acte du réel et de l’imaginaire !

Il est rare en effet qu’une fiction épouse si étroitement une réalité vivante au moment même où elle se déroule. Le récit de Huston s’offre comme une métaphore de l’exploitation des sables bitumineux de l’Alberta, qui est représentée elle-même comme une manifestation exacerbée, une expression hyperbolique, d’un capitalisme que ne freine plus rien, aucun principe, aucune morale, n’obéissant à rien d’autre qu’à sa volonté de profit et de domination.

Il s’agit donc d’un roman délibérément engagé, exprimant la prise de conscience de l’auteure face à la menace écologique, sociale et culturelle qu’incarne ce type d’entreprise qui agresse non seulement la nature, la Terre Mère des Amérindiens, mais qui est également suicidaire pour tous ceux et celles qui y participent d’une manière ou d’une autre. C’est le cas pour les travailleurs directement impliqués dans les opérations d’extraction, mais aussi pour tous ceux qui sont embauchés dans les entreprises connexes qui y sont liées dans une ville comme Fort McMurray, capitale de ce monde déser­tique. Chef-lieu de cet univers mortifère, symbole du monde « posthumain » qui s’y construit, celle-ci se présente comme la juxtapo­sition aléatoire et bigarrée de centres commerciaux et de parkings qui ceinturent et relient les bungalows de banlieues qui prolifèrent comme autant de cellules cancéreuses.

Le récit de Huston comprend deux grandes dimen­sions. Il se présente par certains traits comme un reportage dramatisé ; il évoque de maniè­re saisissante l’univers pétrolier qu’il décrit sous un mode cauchemardesque comme un monde artificiel, fabriqué, atomisé qui détrône et remplace le monde plus rassurant, intégré, mais fragile des communautés traditionnelles. Respectant une logique plus proprement romanesque, il s’élabore par ailleurs autour d’une figure héroïque, celle d’un jeune homme singulier, Varian, être hyper­sensible, marginal, décrit comme un « messager » et un « ange » dans le monde de bruit et de fureur auquel il est confronté.

Un Moloch des temps modernes

Sur le plan géomorphologique, l’espace de Terre­brute – c’est le surnom romanesque de la région des sables bitumineux – se profile sous la forme d’une « masse infinie de tourbière et de vase suintante », apparaissant comme une « terre massacrée défigurée violée et horriblement éventrée » par de monstrueuses machines se jetant à l’assaut de ses « falaises noires » et les éventrant sans pitié. Elles en font gicler la non moins « noire semence sacrée » et visqueuse du pétrole qui, lorsqu’il se déverse d’un pipeline, affreux « pénis éjaculant », salit tout, le paysage aussi bien que les hommes qui l’habitent. Les travailleurs, attirés par l’appât de gains rapides, sont les premiers touchés non seulement par la sale­té mais par les maladies pulmonaires traitées dans des Centres de maintenance respiratoire (CMR) où ils s’entassent en espérant une problématique réadaptation.

Fort McMurray, rebaptisée Luniville dans la fiction de Huston, est une ville champignon, une excroissance urbaine dont le développement est lié et subordonné à l’industrie extractive qui connaît un essor fulgurant depuis le tournant du siècle. Construite dans l’urgence et dans l’improvisation, elle lie les maisons et les quartiers à travers la juxtaposition de centres d’achats et de stationnements voués à la consommation, de même que les nombreux bars rutilants, les clubs de danseuses et les restaurants de cuisine rapide qui tiennent lieu d’espa­ces de socialisation dans cet univers atomisé et disloqué.

C’est dans cet univers clinquant que vivent les personnages secondaires du roman, espérant échapper au destin de victime auquel ils apparaissent voués par leurs origines modestes. Farah Chauvet, par exemple, jeune créole d’origine haïtienne, travaille dans une maison de femmes battues – il y en a plusieurs à Luniville où l’on boit et se drogue beaucoup – pour réunir le pactole qui lui permettra de retourner un jour à Miami, lieu de son enfance rêveuse et heureuse. Eris Khallil, jeune femme libanaise venue avec sa famille, consomme sa rupture avec l’islam dans le cadre de sa liaison amoureuse avec Juan Camilo, un Colombien noir. Eileen Wu cherche pour sa part son accomplissement artistique et sa liberté à travers la danse au poteau, pratique dévoyée qu’elle exécute dans les brumes de l’alcool, tandis que Marnie Vermilion, jeune mère de famille amérindienne, recrute dans les mêmes lieux enfumés les clients libidineux qui lui permettront de faire vivre ses enfants, prostitution qui illustre la dépossession plus générale qui accable sa communauté.

À travers ces parcours singuliers qui révèlent autant de petites tragédies, Luniville apparaît comme une sorte de réincarnation moderne de Sodome et de Gomorrhe, lieux de débauche et de perdition, face sombre de l’univers souriant et opti­miste que la cité présente durant le jour. Il s’agit en somme d’une « réalité irréelle », d’un véri­table « Enfer » qui, loin d’appartenir à un avenir fantasmé et improbable, s’offre comme la préfiguration du monde qui vient et qui, d’une certaine manière, est déjà là ; un monstre qui, comme Moloch, dévore ses propres enfants.

L’arme de la poésie

La figure de Varian, jeune chercheur d’absolu, est opposée par l’écrivaine à cet univers dégradé. Le récit le saisit d’abord au cœur du temps présent, alors qu’il est infirmier au CMR dirigé par un ami, le docteur Luka Romanyuk, qui refuse comme lui le monde terrifiant qui se dessine à Terrebrute. Devenu écologiste, « toqué des arbres », comme le décrivent les dirigeants de l’exploitation pétrolière, il est soupçonné d’activités terroristes et enfermé dans un centre psychiatrique appelé BigMax, où on entend le rééduquer, c’est-à-dire le convertir aux vertus de l’entreprise et du monde libre, avant de le laisser retourner dans la société. À partir de cet emprisonnement, la narratrice remonte le fil du temps pour reconstruire la trajectoire de ce personnage singulier qui fait figure de dissident.

Ce rappel met en lumière une originalité qui émerge dès son enfance à l’Île-Grise, sans doute Terre-Neuve dans le monde réel. Varian est déjà à cette époque formatrice un individu isolé, un brin autiste, montrant à l’école davantage d’intérêt pour la spiritualité que pour les filles. Élève brillant, il obtient une bourse d’études pour le Grand Lycée Royal, qui lui fait déserter son milieu d’origine et le confronte à un univers de brutalité et de vulgarité qui lui apparaît la caractéristique centrale du monde moderne.

Fils d’un pêcheur dont les références symboliques et les rapports d’appartenance au milieu s’effondrent lorsque la pêche à la morue périclite suite au moratoire exigé par les transformations industrielles et la concurrence étrangère, Varian éprouve aussi les contrecoups d’un effondrement qui conduit Ross MacLeod à chercher désormais son salut dans l’Ouest. Il y cherchera pour sa part déses­pérément les traces du père disparu, vraisemblablement tombé dans une cuve et noyé dans la lave en fusion comme ce sera également le cas de son ami Romanyuk « bouilli avec le soufre et transformé en un joli camion rouge et jaune brillant » comme le lui apprend avec cynisme un des responsables de l’exploitation pétrolière.

À cet empire mortifère, Varian ne peut opposer que son engagement écologiste, qui semble bien dérisoire, et son espérance dans la poésie, monde de sensibilité et d’émotion vraie, qui l’unit avec le frère et la sœur Romanyuk et quelques autres dans un cercle de lecture, le Club des miracles relatifs (CMR), qui se présente comme l’envers positif du CMR de la mine dans lequel il est retenu prisonnier. La littérature, dans sa manifestation la plus haute, la poésie, incarnée ici par des écrivains russes de la fin du dix-neuvième siècle, surgit comme un phare dans la nuit, jetant sa lueur fragile et menacée dans l’abîme sombre d’une dépossession généralisée qui préfigure notre avenir à moins que n’advienne un ultime sursaut commandé par l’instinct de survie.

Le roman de Nancy Huston en cela est prémo­nitoire. Il annonce une catastrophe qui, d’une certaine manière, est déjà là comme le révèle également, dans la brutalité du réel, l’incendie tout récent de Fort McMurray. Celui-ci éclaire de sa torche vive l’arrière-monde également effrayant de la dévastation pétrolière, qui rappelle l’espace lunai­re et terrifiant des mines du nord évoqué par Zola dans Germinal, univers avec lequel Huston semble renouer, sans doute inconsciemment, mais avec force et puissance.

Thèmes de recherche Ecologie et environnement, Littérature
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