Littérature et pandémie. Les prophètes du chaos

No 087 - mars 2021

Littérature et pandémie. Les prophètes du chaos

Depuis le début de la pandémie de COVID-19, plusieurs cherchent dans la fiction un effet de miroir qui permettrait de mieux comprendre la situation actuelle. Les œuvres portant sur les épidémies ne manquent pas et montrent à quel point les traumatismes que ces dernières provoquent peuvent être abordés selon des angles multiples.

Les auteurs et autrices aiment les situations extrêmes qui permettent de révéler certaines caractéristiques essentielles de notre condition humaine. L’épidémie répond à ce besoin de dramatisation, étant l’un des pires châtiments qu’on puisse imaginer : imprévisible, absurde, aléatoire et terriblement menaçant. Et qui nous ramène à notre grande vulnérabilité, et à celle de notre civilisation.

Le site Babelio recense 222 livres en français reliés aux épidémies (au moment de l’écriture de cet article), en majeure partie de la fiction. Le sujet a été abordé par plusieurs écrivains classiques, de Boccace à Philip Roth. La pandémie est une épée de Damoclès au-dessus de l’humanité, et la COVID-19 montre bien que même dans un monde protégé par des armées de scientifiques, elle peut déferler encore et semer d’innombrables embuches.

De nombreux auteurs se sont surtout inspirés de réelles épidémies, dont ils rendent compte en les identifiant plus ou moins clairement. On peut se rappeler, par exemple, du saisissant portrait de la peste noire esquissé par Boccace au début du Décaméron. Ou des descriptions des morts victimes du choléra, par Jean Giono, dans Le hussard sur le toit, vaguement inspiré par la deuxième pandémie de cette maladie au XIXe siècle. Ou de la menace sournoise de ce même mal, qui emporte par ailleurs le personnage principal, dans La mort à Venise de Thomas Mann. Dans tous ces cas, l’épidémie est abordée à l’aide de sources qui rendent compte avec justesse du phénomène, sans en cacher les horreurs.

Les grandes peurs imaginaires

D’autres auteurs cependant laissent leur imagination beaucoup plus libre et conçoivent des épidémies purement fictives, parfois inspirées, de loin, par de vraies maladies, parfois carrément fantaisistes, mais cherchant dans tous les cas à reproduire un archétype, un mal terrible qui s’acharne contre notre pauvre espèce. Ces auteurs ont aussi tendance à vouloir montrer à quel point nos avancées peuvent disparaître sous la menace de maladies dévastatrices.

On peut le constater, par exemple, dans La peste écarlate de Jack London. Ici, la propagation de la maladie s’associe à un effondrement sans pareil de notre civilisation. Publiée en 1912, cette nouvelle plonge dans l’avenir et raconte qu’en 2013, une épidémie terrible se répand et réduit de 4 millions de personnes à néant la population de San Francisco (où vivait le personnage principal). La maladie frappe avec une telle virulence qu’elle crée un chaos total : « Tout ordre social, toute loi avaient disparu. Les corps restaient étendus dans les rues, là où ils étaient tombés, sans sépulture. Les trains et les navires, qui transportaient coutumièrement, jusqu’aux grandes villes, les vivres et toutes choses nécessaires à la vie ne fonctionnaient plus, et les populaces affamées pillaient les boutiques et les entrepôts. » L’épidémie laisse derrière elle un monde dévasté, avec quelques rares survivant·e·s qui doivent recréer une civilisation nouvelle, mais avant tout, se souvenir de celle qu’ils et elles ont perdue. Rarement, le thème de la pandémie a été abordé avec autant de pessimisme.

Dans la pièce de théâtre Jeux de massacre, Eugène Ionesco présente lui aussi une vision terrifiante de l’épidémie, en s’inspirant du témoignage de Daniel Defoe dans Journal de l’année de la peste, décrivant le mal qui a dévasté Londres en 1720. Ionesco y ajoute toute sa fantaisie de dramaturge de l’absurde. Ainsi, les personnages meurent à une vitesse fulgurante, ils s’effondrent alors que la seconde précédente, ils se trouvaient en excellente santé. Les spectateurs suivent les progrès de la maladie qui affecte toutes les personnes de la ville, riches et pauvres, et amène une destruction progressive de toute structure sociale. L’épidémie entraine les pires comportements, meurtres, cambriolages, vols, violence policière, alors que les gens de la ville, laissés à eux-mêmes, perdent leurs repères. Sans aller aussi loin que Jack London dans l’ampleur de la catastrophe, Ionesco nous laisse bien peu d’espoir : alors qu’on annonce un recul de la maladie, un grand feu vient dévaster la ville, une catastrophe suivant l’autre, selon sa vision désespérée du monde.

Dans son roman L’aveuglement, José Saramago exploite aussi la veine absurde. L’épidémie en question fait perdre la vue aux personnages, elle se transmet à grande vitesse et personne n’y échappe. Le monde, désormais peuplé d’aveugles, vit une horrible régression : y règnent la violence, le désespoir et une grande déliquescence. Ici encore, l’épidémie est associée à une destruction en règle de la civilisation. Ce roman n’est cependant pas aussi sombre que les œuvres précédentes, en dépit des scènes horribles racontées par l’auteur : une femme courageuse, qui a miraculeusement préservé la vue, agit comme une force protectrice et rassurante. Et à la fin, les personnages retrouvent la vue, aussi mystérieusement qu’ils l’avaient perdue, alors que la civilisation semble pouvoir renaître.

L’épidémie à l’ère scientifique

L’imaginaire relié à l’épidémie est donc à proprement parler terrifiant. Cette dernière ne semble pas arriver sans un effondrement de l’organisation sociale. Même dans un film récent, Contagion de Steven Soderbergh (2011), qui s’appuie sur des données scientifiques, concernant entre autres l’origine de la maladie, la pandémie provoque un grand chaos, marqué par des cambriolages, du pillage, des meurtres et un immense désordre.

Rien de cela ne s’est pourtant déroulé pendant la présente pandémie (sinon une temporaire pénurie de papier de toilette !) Aucun de ces phénomènes n’est apparu, non plus, pendant l’épidémie la plus mortifère d’entre toutes : la grippe espagnole, qui a emporté entre 50 et 100 millions de personnes aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Chose curieuse, ce drame terrible n’a pas attiré l’attention des auteurs : aucune œuvre marquante portant de près ou de loin sur ce sujet n’a été écrite dans les longues années qui ont suivi. Quant aux pandémies de la grippe asiatique et de la grippe de Hong Kong (qui ont pourtant provoqué, au total,

Cette première pandémie de notre siècle marqué par la prédominance de l’économie et de la science (bien qu’il y ait encore quelques résistances devant cette dernière) peut être combattue par les armes qui relèvent de ces disciplines : des consignes basées sur des recherches scientifiques de pointe (mais qui peuvent varier, voire s’opposer, comme celles concernant le port du masque, d’abord rejeté avant d’être adopté), une course lancée pour la découverte d’un vaccin et surtout, des statistiques qui déferlent à tous les jours (nombre de cas, d’hospitalisations, de morts, ici et partout dans le monde), qui nous tiennent en haleine et qui montrent la précision inouïe avec laquelle la maladie est observée dans ses moindres soubresauts (dans les pays, bien sûr, qui peuvent se permettre d’entretenir ce type de statistiques).

Si notre civilisation tient bien le coup, pour le moment, ce sont surtout les individus qui se trouvent fragilisés par la pandémie. Perte d’emploi, perte de revenus, perte de la vie sociale, solitude, emprisonnement, détresse, désespoir sont des maux qui saisissent plusieurs d’entre nous et qui sont exacerbés par les inégalités sociales. Sans ébranler l’ordre social, la pandémie en révèle des fragilités qui semblent assez peu présentes dans nombre d’œuvres littéraires où l’épidémie vengeresse s’attaque également à tous et à toutes, à une vitesse fulgurante. C’est ce qu’Edgar Allan Poe raconte, par exemple, dans Le masque de la mort rouge, alors que des aristocrates décadents, qui croient pouvoir se protéger du mal, succombent eux aussi à la maladie.

Au-delà de la catastrophe

Beaucoup d’œuvres de fiction se concentrent ainsi sur les réactions des individus devant la catastrophe. Assaillis par le mal, ceux-ci doivent avant tout survivre. Peu de place est laissée à l’introspection quand les premières nécessités ne sont pas comblées et qu’il faut chercher dans l’urgence à manger, à dormir en paix, à se protéger des autres. La COVID-19 a un effet contraire, que peu ont su anticiper. Si on exclut les pires foyers de transmissions de la maladie, qui ne sont tout de même pas très nombreux, la très grande majorité des gens subit un confinement certes pénible, mais plutôt douillet et à l’abri du danger, si les consignes concernant la maladie sont bien suivies. Les malaises qui nous saisissent sont d’une autre nature, insidieux, touchant le moral plutôt que le corps (et parfois celui-ci, en conséquence de cette fragilité.)

Peut-être est-ce la grande force du roman La peste d’Albert Camus, celle d’éviter le ton apocalyptique (mais l’épidémie se limite ici à une seule ville) pour explorer surtout la réaction d’individus menacés par une maladie terrible et par la mort qu’elle provoque dans beaucoup de cas. En affirmant que « chacun porte en soi la peste » et en montrant les différentes réactions face à un tel mal, Camus touche une corde sensible chez ses lecteurs et lectrices, et exprime une angoisse universelle, ce qui tombe bien en ces temps de pandémie obsédante et relativement peu létale.

Si tous les auteurs cités ici n’ont pas eu la prudence de Camus dans l’évaluation des effets du grand mal, ils ont tout de même su exposer un large prisme d’inquiétudes auxquelles nous ne pouvons pas toujours échapper, et qui pourraient même être réactivées si se concrétisent les avertissements de scientifiques crédibles affirmant que d’autres pandémies pourraient très bien nous tomber dessus, plus mortifères, plus contagieuses encore que la détestable COVID-19.

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