Tribune libre
L’équité et les beautés de la vie universitaire
J’écris ce texte en mon nom personnel, en tant que citoyenne concernée. J’écris car je ressens le besoin de contribuer à un débat en cours dans nos universités et notre société. J’écris du point de vue d’une femme blanche privilégiée, franco-québécoise et professeure permanente, enseignant à l’Université d’Ottawa depuis 2003, en territoire anishnabeg non cédé.
J’écris pour discuter des beautés du milieu universitaire et pour aborder les enjeux liés au racisme systémique puisque j’ai vu bon nombre de ses conséquences dans les milieux de l’enseignement. Comme beaucoup de collègues, je sais que la vie universitaire est un espace dynamique et stimulant pour les membres de notre communauté. Pour la population étudiante, c’est la période au cours de laquelle de nouvelles amitiés se créent. On y développe ses réseaux et sa pensée critique auprès de collègues d’horizons divers, ce qui en fait une expérience si enrichissante.
C’est également un environnement exceptionnel pour assister aux innovations en recherche et en pédagogie de l’enseignement. Lorsque septembre arrive, c’est toujours un plaisir d’accueillir de nouvelles cohortes d’étudiant·e·s. Pour les professeur·e·s et le personnel de soutien, c’est un nouveau départ prometteur, COVID mise à part !
Dans le contexte actuel, je sens pourtant l’urgence d’ajouter un nouvel angle à la conversation sur la liberté universitaire parce que la lutte contre le racisme, la qualité de l’éducation et les conditions de travail sont des enjeux qui doivent nous réunir. Je crois en la dignité, l’équité et la justice sociale. Particulièrement en ces temps de pandémie, il est essentiel de se préoccuper du bien-être et de la santé mentale pour toutes et tous, parce que de nombreuses tensions, violences et situations inacceptables persistent. Je pense notamment ici à celles vécues par les étudiant·e·s, le personnel et les professeur·e·s racisé·e·s qui travaillent au quotidien sur les campus universitaires.
Bien que ce soit surtout visible cette année, nos universités sont depuis des lustres le théâtre de multiples formes d’inégalités et d’injustices, mais également de riches débats intellectuels, de recherche et d’enseignement rigoureux. Cependant, les controverses autour du racisme systémique, et surtout la façon dont on a lié celui-ci à la liberté académique, continuent de détériorer l’environnement d’apprentissage et de travail de plusieurs.
Ce n’est pas une coïncidence si ce débat a lieu présentement. C’est le résultat de décennies de mobilisations et de luttes nécessaires de groupes et individus, les plus récentes étant Idle No More et Black Lives Matter. C’est également grâce à la visibilité de multiples cas d’abus, de violences et d’injustices, en particulier contre les peuples autochtones, musulmans et noirs. Si ces injustices ont une longue histoire, elles reçoivent enfin une attention croissante grâce aux médias sociaux, à la recherche et à un journalisme rigoureux. On peut penser à Joyce Echaquan, Pierre Coriolan, Mamadi F. Camara, Ibrahima Barry et à tant d’autres qui n’ont pas fait la une des journaux et restent inconnus pour la majorité d’entre nous.
Ce n’est que lorsqu’on fait l’effort de lire les analyses, les rapports militants, universitaires et institutionnels – y compris ceux des centres hospitaliers, des sociétés d’aide à l’enfance ou des services correctionnels, entre autres sources – que l’on commence à saisir le fonctionnement du racisme systémique. Ce n’est pas chose facile, mais certes nécessaire. Et ces sujets délicats sont abordés en salle de classe, avec tact, par des professeur·e·s compétent·e·s, sans créer un tollé dans les médias. Souhaitons que la crise actuelle permette de faire avancer le débat et de donner la parole à une diversité de gens.
Je suis certainement d’accord avec ceux et celles qui réclament des études d’experts et des recherches rigoureuses plutôt que des opinions d’idéologues « irrationnels » afin de comprendre la complexité des enjeux. Ma principale préoccupation cependant, face à la couverture médiatique et à ce qui s’apparente à un « non-débat » autour du racisme systémique en salle de classe, c’est que celui-ci a lieu sur la base d’informations incomplètes, s’appuyant presque exclusivement sur la position d’universitaires blanc·he·s qui ne sont pas experts dans l’étude critique de la race et du racisme.
Il est donc surprenant de voir certains journalistes et chercheur·e·s, qui défendent la liberté universitaire et la recherche scientifique, éviter ou dénoncer ce même travail universitaire des experts en études critiques de la race. On semble aussi nier les expériences vécues de discrimination d’étudiant·e·s, d’employé·e·s et de professeure·s racisé·es. Pourquoi est-ce le cas ? Qu’est-ce qu’une idéologie irrationnelle ou une perspective de « gauche radicale » ? Qui a la légitimité de décider ce qu’est une connaissance scientifique et valide ?
Une autre question importante est de savoir pourquoi plusieurs journalistes blanc·he·s couvrant le débat sur la liberté universitaire ont choisi d’interviewer des personnes presque exclusivement d’un côté de l’histoire, du moins au début ? On parle ici des personnes blanches dénonçant la soi-disant cancel culture en salle de classe et bien au-delà. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps avant que des efforts soient faits pour interviewer des étudiant·e·s et professeur·e·s racisé·e·s qui sont des « acteurs » clés de ces conflits ? Après des semaines de chroniques de la journaliste Isabelle Hachey sur le sujet, La Presse a finalement invité les étudiant·e·s à se prononcer sur la liberté universitaire, en 250 mots ! Ce sont, me semble-t-il, un ensemble de questions que l’on doit se poser comme citoyen·ne·s, journalistes et universitaires.
Pourquoi les cas d’intimidation et de discrimination à l’encontre de personnes racisées dans les milieux de travail et de l’enseignement ne reçoivent-ils pas la même couverture dans nos médias et ne causent pas un tel scandale ? Autrement dit, pourquoi beaucoup de gens sont « fatigués » d’entendre parler de racisme systémique contre les personnes noires, musulmanes ou autochtones, tandis qu’ils et elles s’indignent lorsqu’il s’agit d’intimidation envers les intellectuel·le·s blanc·he·s, par exemple ? Pourquoi tant d’entre nous, universitaires, dénoncent la cancel culture qui menacerait la liberté universitaire, mais sommes rarement au rendez-vous lorsqu’il s’agit de défendre les droits et libertés des personnes racisées dans nos sociétés ?
C’est cela, le racisme systémique ! C’est quand plusieurs refusent de faire le lien entre ce racisme et ce qui est arrivé à Mamadi F. Camara, en prison pendant 6 jours à Montréal, sans accès à un téléphone pour appeler sa famille, accusé d’avoir tenté d’assassiner un policier, et ce, malgré les preuves vidéo démontrant le contraire. C’est également le cas lorsqu’il a fallu une vidéo d’un portable partagé sur les médias sociaux (Joyce Echaquan, une femme atikamekw décédée dans un hôpital de Joliette, au Québec) pour qu’enfin certaines personnes reconnaissent qu’il ne s’agit pas de quelques « pommes pourries » ; qu’il y a de la violence systémique contre les peuples autochtones dans ce pays, malgré le travail extraordinaire de la majorité des employé·e·s de ces mêmes institutions publiques ?
On ne devrait pas se surprendre lorsqu’une enseignante précaire fait face à des étudiant·e·s offensé·e·s par l’utilisation du « mot en n » en classe et exige qu’elle cesse de l’utiliser (uOttawa). On ne devrait pas non plus demander à ces mêmes étudiant·e·s de nous éduquer une fois de plus, en tant que personnes blanches, et d’expliquer pourquoi divers mots et expressions restent traumatisants, même en 2021, alors que des travaux rigoureux démontrent les effets du colonialisme et du racisme systémique depuis des décennies, ici même, au Canada. Je vous invite à lire, entre autres, l’excellent ouvrage de Robyn Maynard, NoirEs sous surveillance (Mémoire d’encrier 2017) ou les travaux de Nathalie Batraville qui explique pourquoi il vaut mieux définancer plutôt que de réformer la police, dont vous pouvez lire un aperçu dans La Presse du 16 juin 2020. Les travaux de Batraville, chercheure féministe antiraciste à Concordia, sont ceux-là mêmes que Joseph Facal qualifiait de « discours délirant (qui) fait vaciller le gouvernement Legault, au bord de commencer à raisonner dans les catégories mentales de ses pires adversaires » (Journal de Montréal, 18 juin 2020).
Ne vous méprenez pas. La plupart des professeur·e·s ayant la permanence sont conscient·e·s que ceux et celles qui enseignent à « temps partiel » un nombre croissant de cours postsecondaires, qui ont des conditions de travail précaires et qui font face à des situations difficiles en classe. Racisé·e·s ou non, ces professeur·e·s méritent mieux et doivent bénéficier du soutien de tous les professeur·e·s et administrateur·trice·s de leur université. Nous devons également reconnaître que ce sont plus souvent les enseignantes noires à statut précaire qui font face à l’intimidation en classe. Si nous voulons lutter contre le racisme et pour la liberté universitaire, nous devons diversifier nos sources d’information et écouter ceux et celles qui sont directement touché·e·s par un conflit. En tant que citoyenne, cependant, je rêve d’un dialogue plus ouvert et respectueux et d’analyses critiques sur ces questions très délicates, afin de consolider la liberté universitaire et d’améliorer l’environnement d’apprentissage pour tous les étudiants et étudiantes, au sein de nos universités et dans les médias.