Dossier : La police, à quoi ça sert ?
Qui nous protège de la police ?
Entrevue avec Maria-Livia Beaugé
La créatrice de l’application mobile Bon Cop Bad Cop nous présente cette initiative dont l’objectif est de documenter la répression policière auprès des communautés racisées pour mieux défendre leurs droits.
Propos recueillis par Joëlle Dussault, doctorante en sociologie à l’UQAM.
Joëlle Dussault : En premier lieu, explique-nous en quoi consiste l’application Bon cop Bad Cop et son fonctionnement.
Marie-Livia Beaugé : C’est une application mobile qui permet d’enregistrer les interpellations policières et de faciliter l’accès au processus de plainte en déontologie. Dès qu’un policier ou une policière s’approche, on peut simplement ouvrir l’application, démarrer l’enregistrement et glisser le téléphone dans notre poche. Une fois l’enregistrement terminé, un formulaire s’ouvre afin de documenter l’interpellation. Le tout peut se faire de manière anonyme ou non. Ainsi, chaque personne peut se sentir à l’aise d’y inscrire des informations comme leur origine et leur revenu.
L’application propose ensuite de rencontrer un·e avocat·e ou le service d’accompagnement en profilage racial de la Clinique juridique de Montréal-Nord. Si la personne en fait la demande, elle sera accompagnée dans le processus de plainte en déontologie policière. Finalement, l’application partage régulièrement des lectures sur le droit et le processus judiciaire afin de fournir aux utilisateurs plus d’information sur les mandats policiers et les différents recours.
J. D. : Comment l’idée d’une application mobile pour enregistrer et documenter les interpellations policières a-t-elle émergé ?
M.-L. B. : Plusieurs personnes étaient motivées à développer des outils pour la communauté en réponse à la première manifestation de Black Lives Matter à Montréal, au printemps 2020. Notre objectif était de trouver comment nous protéger nous-mêmes en ayant des preuves du déroulement de l’interpellation.
À titre d’avocate, on m’a souvent nommé le besoin d’avoir une preuve de l’interpellation afin de démontrer le profilage et l’abus de constats donnés aux personnes racisées. Je me suis demandé comment le faire maintenant et de manière accessible. Après quelques discussions avec maître Arij Riahi, Will Prosper du collectif Hoodstock et Ted Rutland de l’Université Concordia, l’idée s’est concrétisée et développée.
J. D. : Selon toi, de quelle façon l’application s’insère-t-elle dans le cadre de la contestation du profilage racial et du racisme systémique ?
M.-L. B. : L’application s’insère dans la lutte au profilage racial grâce à la possibilité d’utiliser une preuve audio dans un processus de plainte contre un policier ou une policière ayant des pratiques de profilage racial et d’arrestation sans motif justifié. On comprend l’importance de l’enregistrement audio quand on réalise que les cas gagnés contre la police sont ceux qui ont des preuves irréfutables.
D’autre part, la police se fie beaucoup aux plaintes en déontologie pour évaluer les pratiques de profilage. L’application sert donc également à normaliser le processus de plainte en déontologie puisqu’actuellement, les gens n’ont pas tendance à utiliser ce processus.
Finalement, même si les personnes ne portent pas plainte, nos données démontreront ce dont la police se dédouane en prétextant manquer de données probantes. Sur le plan du racisme systémique, la collecte de données nous permettra d’avoir un portrait plus précis que ce que l’on a jusqu’ici. Le formulaire permettra à la Clinique juridique de Montréal-Nord de documenter le nombre d’interpellations policières, le matricule des agent·e·s, le nombre de personnes interpellées ou encore la récurrence des interpellations auprès d’individus, des informations qui peuvent toutes par ailleurs être collectées légalement.
Un des avantages de ces données est d’appartenir à la communauté. Ça vient résoudre l’enjeu de l’accès aux données de la police sans avoir à attendre qu’ils changent leurs procédures. C’est très difficile de les avoir. Il y a toujours une excuse qui ralentit le processus ou qui nous empêche de les obtenir. Ces données nous permettront, en tant que communauté, de contrebalancer le pouvoir de la police.
On sait que ce ne sont pas tous les policiers et policières qui ont des pratiques de profilage, mais si on ne fait rien pour réglementer la pratique des agent·e·s qui en font, ça rend toute l’entité problématique. Avec des données précises et indéniables, ils n’auront pas le choix de créer des solutions.
J. D. : Une des principales caractéristiques de la démarche de plusieurs groupes mobilisés autour du profilage racial et du racisme systémique est la force du par et pour [1]. Comment ce fonctionnement s’incarne-t-il dans le projet Bon cop Bad cop ?
M.-L. B. : La démarche est faite par des personnes qui subissent le profilage racial, pour des personnes qui subissent le profilage racial. Ce n’est pas laissé entre les mains de ceux et celles qui reproduisent ce problème. Si cette application avait été faite par la police, elle aurait potentiellement été moins bien accueillie puisque les données seraient restées entre leurs mains. C’est d’ailleurs une des problématiques avec les caméras portatives, dont la conservation des données revient à la police. Plusieurs personnes ont peur de l’utilisation de ces archives à cause de la précarité de leur statut de résidence. Les informations de l’application Bon cop Bad cop, quant à elles, sont recueillies par les membres de la communauté. Il y a un lien de confiance supplémentaire, sachant que les données seront réellement utilisées pour dénoncer le profilage racial.
J. D. : Thierry Lindor, ambassadeur de l’application Bon cop Bad cop, soulignait lors du lancement de l’application que le racisme systémique se reproduit dans les lacunes des technologies conçues sans les perspectives des personnes racisées. Que peux-tu nous dire sur l’importance de la prise en charge des outils technologiques par les communautés racisées dans la lutte contre le racisme et le profilage ?
M.-L. B. : L’implication dans le processus de création est importante étant donné que ça influence la manière de penser l’application. À titre d’exemple, j’aurais pu créer une application avec laquelle il est possible de filmer les policier·ère·s. En vivant cette réalité, je sais très bien que beaucoup d’agent·e·s vont, en réponse, mettre les menottes à quelqu’un qui les filme.
Penser une technologie en tant que personnes racisées change également les questions posées et leur formulation. En ayant l’expérience de ce type de discrimination, on sait quels éléments aborder, tandis qu’une personne n’ayant pas ce vécu risque de négliger certains aspects dans la formulation des énoncés, dans ce qui est demandé ou non. Si la manière de programmer les intelligences artificielles n’est pas organisée pour inclure tout le monde, il y aura des lacunes. En s’investissant dans toutes les sphères, on donne le pouvoir aux personnes directement touchées par la situation, dans le but de la régler.
J. D. : Dans quelle mesure ce projet peut-il inspirer d’autres initiatives, que ce soit ici ou ailleurs ?
M.-L. B. : Je pense que ça peut vraiment inspirer plusieurs autres projets. Deux personnes m’ont d’ailleurs contactée afin de discuter du fonctionnement de l’application. Une personne militante de Black Lives Matter à New York développe actuellement une application similaire. En France, c’est la sœur d’une victime de policiers qui l’initie, notamment pour contrecarrer l’interdiction de filmer qui y est nouvellement en vigueur.
L’application va aider les personnes racisées, mais au final, elle est pour tout le monde. Le but principal reste de combattre le profilage racial, mais l’application peut servir pour les différents profilages utilisés par la police, pour toutes les personnes dont les droits ne sont pas respectés.
Maintenant que l’application mobile est disponible sur toutes les plateformes, j’aimerais voir que les gens l’utilisent, lisent les articles proposés et qu’ils et elles prennent rendez-vous à la Clinique juridique de Montréal-Nord pour augmenter la quantité de plaintes en déontologie. On aimerait recevoir tellement de demandes, qu’on ne soit pas en mesure de les gérer ! J’ai vraiment hâte de voir les données qu’on va recueillir pour en faire l’analyse et sortir des rapports trimestriels. J’espère, au final, que ça pourra aider le plus de personnes possible.
[1] Le par et pour est une logique d’organisation favorisant la mise en place d’initiatives pensées et développées par les personnes vivant l’enjeu abordé. Dans une perspective d’empowerment, cette méthode favorise la recherche de moyens ancrés dans l’expérience des personnes vivant la situation en leur conférant un rôle déterminant dans l’ensemble des composantes de la démarche.