Environnement
Biodiversité. L’offensive de la biologie de synthèse
La nouvelle ingénierie du vivant propose des solutions à l’érosion rapide de la biodiversité… à quels risques, et au profit de qui ?
Si nous en avons la possibilité, faut-il pour autant utiliser les nouveaux outils de l’ingénierie génétique pour préserver — voire restaurer — la biodiversité ?
Il y a une quinzaine d’années, la question ne se posait même pas. Des manipulations génétiques permettaient de fabriquer des organismes génétiquement modifiés (OGM) essentiellement destinés à l’agriculture. L’insertion de gènes de bactéries dans le génome de plantes cultivées les rendait résistantes à des pathogènes ou leur conférait une croissance plus rapide, ou encore une plus grande résistance à la sécheresse ou au gel. On les semait dans des champs, ce qui était déjà problématique, car on risquait de contaminer les cultures des champs voisins.
Au-delà des incertitudes scientifiques et de la question de sécurité des aliments, ces OGM dits de première génération ont soulevé, déjà à l’époque, d’importantes questions éthiques et sociales : qui les propose, qui en profite, selon quelles règles de partage dans les régimes de brevets, quels sont les impacts sur l’agriculture traditionnelle, sur les semences des agriculteurs (notamment des pays les plus pauvres) et sur l’avenir du monde agricole ?
CRISPR, la nouvelle édition génomique
Il existe cependant un tout nouveau contexte. Il est désormais possible de faire de l’édition génomique, c’est-à-dire d’ajouter ou d’éliminer un ou plusieurs gènes dans une espèce donnée. La clé est la maîtrise d’un système nommé CRISPR (d’un acronyme anglais plutôt compliqué, prononcé « crispère » en français), un mécanisme naturel de défense utilisé par les bactéries. Lorsqu’elles sont attaquées par un virus inconnu, elles découpent l’ADN de ce virus et en conservent des morceaux en mémoire. Quand elles sont de nouveau attaquées par le virus, elles reconnaissent son ADN et déclenchent l’intervention d’un ciseau moléculaire, Cas9, qui détruit le virus. En 2012, plusieurs équipes ont adapté le principe aux cellules animales et développé des systèmes CRISPR/Cas9 pouvant être programmés pour cibler n’importe quel gène. Cette révolution biotechnologique a d’ailleurs valu le prix Nobel de chimie 2020 aux deux chercheuses qui ont découvert CRISPR/Cas9.
Il est aussi possible de jumeler ce système à ce qu’on appelle le forçage génétique ou genedrive. C’est une astuce pour contourner une des lois de l’hérédité, découvertes par Gregor Mendel, selon laquelle chez les espèces sexuées, les gènes transmis lors de la reproduction proviennent à 50 % d’une femelle et l’autre moitié d’un mâle. On introduit un fragment d’ADN qui oblige un gène sélectionné à se transmettre quasi systématiquement à sa descendance. Une population entière peut ainsi hériter d’un gène modifié en une dizaine de générations. La première démonstration réussie de forçage génétique a été réalisée en 2015 sur des mouches drosophiles à qui on a rendu les yeux blancs.
Nouveaux OGM, nouveaux risques
C’est en santé humaine que CRISPR/Cas9 suscite le plus d’intérêt. Si la technique peut déboucher sur des pistes pour guérir certaines maladies héréditaires dégénératives, elle rend aussi plus accessible la modification du génome des cellules germinales et de l’embryon.
En agriculture, cette technique permet de mettre au point de nouveaux végétaux OGM plus ciblés. Mais c’est du côté de l’environnement qu’il y a du neuf, dans le contexte de la crise de la biodiversité. Un article publié en février 2017 dans la revue Trends in Ecology and Evolution présente quelques applications envisagées : transfert de gènes de résistance au syndrome du museau blanc chez les chauves-souris ; transfert de gènes de tolérance à la chaleur et à l’acidité aux coraux ; élimination des populations de chiens ou de chats sauvages sans poison ou euthanasie, en produisant des populations programmées pour être stériles. Mais c’est un autre projet qui capte l’attention du public, celui du consortium Target Malaria. Financé principalement par la Fondation Bill et Melinda Gates, il vise à éradiquer les moustiques porteurs du parasite causant le paludisme. Une de leurs équipes a réussi à modifier par forçage les gènes de moustiques pour que leurs descendants ne soient plus que des mâles ; une autre travaille sur une alternative, rendre les femelles stériles. Il faudra ensuite disséminer ces moustiques OGM dans l’environnement pour qu’ils se mélangent aux moustiques sauvages et, en perturbant la reproduction, finissent par causer leur disparition. Target Malaria sert de phare à la biologie de synthèse. Présentant des enjeux moraux supérieurs (une grave maladie humaine causant 400 000 décès par an, la possibilité de la vaincre), il recueille beaucoup d’appuis. S’il doit être évalué sous l’angle classique des bénéfices et des risques en santé humaine, il doit aussi l’être sous l’angle des bénéfices et des risques pour l’environnement. Par exemple, un agent pathogène combattu par forçage génétique peut-il trouver un nouvel hôte ? Un gène forcé peut-il être transmis à d’autres espèces ? Comment tenir compte des risques de détournement de ces techniques pour fabriquer des moustiques qui serviraient d’armes de guerre ou de bioterrorisme ? Derrière ces questions scientifiques, se profilent aussi des questions éthico-sociales, comme celle du consentement des populations sur lesquelles les tests seront faits (Target Malaria veut réaliser ses tests en nature au Burkina Faso) et des conséquences sur la vie de ces populations.
Un peu de résurrection, avec ça ?
CRISPR/Cas9 a commencé à faire l’objet d’évaluations sur ses applications en santé humaine, mais pas sur les applications en environnement. Quelques comités d’éthique se sont penchés sur la question, aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne et en Suisse, mais pas au Canada. Quoi qu’il en soit, nous sommes très loin d’un consensus et les évaluations devront se poursuivre. Cependant, l’offensive de la biologie de synthèse est en marche, certain·e·s chercheur·se·s appuyé·e·s par l’industrie des biotechnologies menant une campagne pour convaincre le grand public et les pouvoirs politiques, y compris sur un sujet sur lequel la science est balbutiante, mais qui fait rêver certains : la recréation d’animaux disparus afin, dit-on, de « sauver la biodiversité ».
En anglais, on utilise le terme de-extinction pour désigner la reconstruction génétique d’animaux d’espèces éteintes. Dans le langage de certains médias, on n’hésite pas à parler de résurrection d’espèces, un choix de mots qui n’est pas anodin. Un groupe de chercheur·se·s de plusieurs pays, réuni·e·s dans l’organisme Revive and Restore, est au cœur d’une machine de propagande bien huilée. Lancé par la fondation privée américaine Long Now, ce projet présente ainsi sa mission : « Genetic Rescue to Enhance Biodiversity ». Ses chercheur·se·s proposent de ressusciter le furet à pattes noires et le crabe limule de l’Atlantique, deux animaux non disparus, mais selon eux très menacés (ce qui est faux dans le cas du limule). Revive and Restore présente aussi trois projets de reconstruction génétique d’animaux disparus : le pigeon migrateur américain, un coq des Prairies qui répond au joli nom de Tympanuchus cupido cupido, et… le mammouth laineux. Oui, la grosse bête préhistorique. À partir de quoi, pourquoi et pour le mettre où ? Réponse courte : à partir d’éléphants d’Asie, pour mieux protéger cette espèce, et pour réintroduire les mammouths dans la steppe sibérienne. Ce qui, à l’évidence, pose d’énormes questions éthiques, sociales, économiques et environnementales…
Selon le maître-mot du laboratoire du Massachusetts Institute of Technology (MIT) consacré à ces approches, la démarche générale est de « sculpter l’évolution ». Ou encore, de « modeler le vivant ». Mais proposer l’extinction délibérée d’espèces et la reconstruction d’espèces éteintes comme outils de gestion de la nature représente un pas décisif jamais franchi jusqu’ici. Dans le passé, l’humain est certes intervenu sur le vivant en créant des races animales domestiques et des variétés végétales, mais ces actions ne visaient pas à modifier le patrimoine génétique et l’avenir des espèces considérées. Il semblerait normal qu’au minimum on s’interroge sur cette volonté d’imposer un pouvoir moral si total sur des individus, des populations humaines et des espèces non humaines. C’est un seuil éthique important qu’on ne saurait franchir sans un débat approfondi et une certaine dose de restreinte.Face à cette situation, le refus éthique de sculpter la nature ou de « modeler à volonté le vivant » est légitime et fort. Il est porteur d’une affirmation de respect pour tous les êtres vivants et d’une vision responsable de la conservation. L’être humain peut être un gardien bienveillant de la biodiversité ; il n’en est pas le maître décidant du cours des choses.