Environnement
Transition sociale et écologique : vers un récit citoyen
On reconnait depuis longtemps à l’imaginaire collectif un rôle dans la transformation du monde. L’histoire humaine est remplie d’exemples de discours et d’utopies qui accompagnent le changement social. On assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour des récits capables de lutter contre la « pensée unique ».
Les débats sur la transition sociale et écologique ne sont d’ailleurs pas étrangers à ce retour de l’imaginaire dans les solutions de transformation. Dans son Manuel de transition [1], Rob Hopkins insiste sur l’importance des « images du futur », des « histoires positives » et des « visions de transition » pour inspirer et ancrer les actions citoyennes. Avec son film Demain et les ouvrages qu’il a publiés par la suite, Cyril Dion incite les collectifs citoyens à imaginer une autre organisation du monde et à se mettre en mouvement pour la matérialiser. Le mouvement de la transition et les acteurs de l’innovation sociale transformatrice célèbrent les « utopies concrètes » dans leurs événements et leurs rassemblements, comme l’a fait le festival Virage au Saguenay de 2015 à 2018. Au Sud, des mouvements autochtones, paysans, féministes et altermondialistes dénoncent le mythe de la croissance et la vision du monde occidentale ; ils mettent de l’avant des savoirs locaux et expérimentent des modèles de société plus respectueux de la nature et porteurs d’une plus grande justice sociale et environnementale. Le monde de la recherche [2], dans la mesure où il s’engage dans une « science transformatrice », considère également la co-construction de visions d’avenir comme une étape obligée pour expérimenter la transition écologique et transformer les institutions.
Les récits du changement
Dans tous ces cas, on peut parler de « récits du changement », soit de manières de présenter la réalité et les problèmes actuels, de proposer des futurs alternatifs et des manières d’y parvenir. Comme l’indique le mot lui-même, de tels « récits » sont des histoires qui mettent en relation le passé, le présent et le futur ; ils mettent de l’avant des protagonistes porteurs du monde à venir, et des scénarios de la transformation. On leur reconnait un pouvoir de « recadrage » capable de contester les valeurs, les normes et les croyances dominantes et d’en proposer de nouvelles. Dans la mobilisation et l’expérimentation citoyennes, ils participent à la formation d’identités collectives et à la cohésion des luttes. Les récits proposent aussi des pratiques, comme la participation citoyenne, qui guident les actions des individus et des collectifs. Ils s’inspirent d’expérimentations locales réussies donnant à voir d’autres mondes possibles. Pour toutes ces raisons, nous disons qu’un récit du changement, construit dans une dynamique collective et délibérée, peut augmenter le pouvoir d’agir.
C’est là le point de départ du projet de récit de transition porté par l’organisme Solon [3], le TIESS [4], la Chaire de recherche sur la transition écologique de l’UQAM, et des citoyen·ne·s de Rosemont–La Petite-Patrie qui s’engagent dans son élaboration.
La co-construction d’un récit
Le partenariat entre nos organisations s’enrichit depuis 2016. Sur le mode de la recherche-action participative, nos premiers projets ont consisté à la mise en place d’expérimentations de transition dans des milieux de vie de Rosemont–La Petite-Patrie [5]. Avec ce nouveau projet de récit de la transition sociale et écologique, l’objectif est de produire avec les rosepatrien·ne·s une histoire qui exprime une vision partagée, inclusive et désirable de la transition à l’échelle locale, et qui contribue à renforcer le pouvoir d’agir individuel et collectif. L’idée est aussi de construire un récit qui soit communicable à travers divers médias, dont des formes d’expression artistique comme le théâtre ou la bande dessinée. Nous pensons que ce récit favorisera le passage à l’action pour la transition et l’émergence de nouveaux projets collectifs locaux.
Mais comment faire pour co-construire un récit de la transition sociale et écologique ? Bien que l’on puisse dire que nous « apprenons en faisant », notre programme méthodologique s’inspire de plusieurs pratiques de la recherche-action, de la participation citoyenne et des expérimentations de transition. Un comité de pilotage réunissant des membres de nos organisations a d’abord identifié quatre thématiques pour les premiers ateliers participatifs avec les citoyen·ne·s, qui ont eu lieu en 2020 : ce sont les thèmes du temps, de l’économie, de la résilience et de la justice sociale. Le comité a aussi réfléchi à l’organisation et à l’animation de ces ateliers en veillant à laisser une grande place à la parole des participant·e·s et aussi à des formes d’expression comme la poésie, le théâtre, l’humour et la vidéo. Les ateliers participatifs, alternant plusieurs méthodes d’animation, suivaient généralement trois étapes : l’inspiration, la déconstruction des catégories dominantes et la co-construction de visions de futurs désirables et de scénarios pour y parvenir.
Ces ateliers ont généré un grand nombre d’observations et de données qualitatives sous plusieurs formes. Mais ces données ne constituent pas spontanément un récit de la transition ; il faut les traiter et les analyser pour construire une histoire cohérente et inspirante. Pour faire le pont entre les données et le récit, nous avons identifié une vingtaine d’« unités de sens » : ce sont des thématiques transversales abordées lors des atelier, que nous considérons comme des « briques » que l’on peut agencer. Ainsi, nous avons produit des briques sur les thèmes des besoins essentiels, des liens sociaux et de la communauté, de l’apprentissage et des connaissances, de la collaboration, etc. Ces briques abordent toujours trois questions qui constitueront autant de phases dans la trame narrative du récit : ce que l’on déconstruit, ce à quoi on aspire et comment on s’y rend.
Un récit pluriel
Les mois à venir serviront à élaborer encore d’autres briques de sens et à les organiser dans un récit cohérent. De nouveaux ateliers auront lieu afin que le récit continue à vivre et à évoluer à travers la participation. Nous explorerons les formes d’expression créatives et artistiques pour le communiquer largement.
Ce récit citoyen de la transition sociale et écologique contrastera avec la pensée unique, néolibérale. Il proposera une alternative, mais ne prétendra à aucune hégémonie. Il aidera à mobiliser et à transformer les pratiques et les milieux de vie en augmentant le pouvoir d’agir citoyen. Ce sera, nous l’espérons, un récit créateur, qui contribuera à inventer une transition sociale et écologique désirable pour les gens.
[1] Montréal, Écosociété, 2010.
[2] Nous faisons notamment référence au champ des sustainability transitions et du transition management. Voir notamment : Julia M. Wittmayer et al., « Narratives of change : How social innovation initiatives construct societal transformation », Futures, no 112, 2019, 12 pages. La définition que nous donnons du récit du changement est librement inspirée de cet article.
[3] Solon est un organisme à but non lucratif qui suscite et accompagne l’action citoyenne dans le déploiement de projets collectifs locaux, pour créer des milieux de vie conviviaux, solidaires et écologiques.
[4] Le TIESS (Territoires innovants en économie sociale et solidaire) est un organisme de liaison et de transfert en innovation sociale.
[5] Voir : René Audet et al., « Le projet Nos milieux de vie ! Retour sur les premières phases d’une expérimentation de transition dans Rosemont–La Petite-Patrie », Contributions de la Chaire de recherche UQAM sur la transition écologique, no 6, Février 2019, 25 pages (téléchargeable gratuitement).