Fondation Coule pas chez nous
« Vous, les pétrolières, n’êtes pas les bienvenues au Québec »
Entretien avec Anne Céline Guyon, porte-parole de la campagne
Fin novembre 2014, l’ancien leader étudiant Gabriel Nadeau-Dubois annonce sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle qu’il reverse à la campagne « Coule pas chez nous » le montant de la bourse de 25 000 $ qu’il a reçu avec le Prix littéraire du Gouverneur général pour son essai Tenir tête. Il va même plus loin en lançant le site « Doublons la mise », par lequel il invite la population québécoise à faire un don pour doubler le montant de 25 000 $.
En apportant son soutien aux groupes de citoyen·ne·s [1] qui luttent contre le développement des projets de transport de pétrole non conventionnel au Québec et qui sont à l’origine de « Coule pas chez nous », Gabriel Nadeau-Dubois a participé à changer le visage de la lutte. En quelques semaines, la campagne a reçu plus de 400 000 $ de dons. Un afflux d’argent qui a conduit les groupes de citoyen·ne·s à créer la Fondation Coule pas chez nous.
À bâbord ! : Que s’est-il passé depuis que Gabriel Nadeau-Dubois s’est engagé à vos côtés ?
Anne Céline Guyon : Nous avons appris qu’il avait décidé de nous donner les 25 000 $ de la bourse du gouverneur général seulement quelques jours avant la diffusion de Tout le monde en parle. Nous avons été très surpris, encore plus lorsqu’il nous a dit qu’il allait faire une campagne pour inviter les gens à doubler la mise. Nous étions très contents, mais, entre nous, on se disait : si on récolte entre 35 000 et 45 000 $, ce sera déjà bien. Comme nous avons eu la nouvelle seulement quelques jours avant, il a fallu mettre en place toute la communication autour de l’évènement. L’aspect « Doublons la mise » a été géré par Gabriel Nadeau-Dubois et son équipe. De notre côté, nous avons préparé le communiqué de presse et, le soir de l’émission, nous avons investi les médias sociaux pour diffuser l’information le plus largement possible.
La soirée même, ça a été de la folie. Jamais nous ne nous serions attendus à un tel succès. Au moment où l’entrevue commence, le site Internet de « Doublons la mise » est débloqué, nous levons l’embargo sur le communiqué de presse et avant même la fin de l’entrevue, je pense, nous avions atteint les 50 000 $. L’entrevue a duré une vingtaine de minutes et nous nous sommes rendu compte tout de suite que quelque chose de gros était en train de se passer. Nous sommes restés en veille presque toute la nuit. Dès 6 heures le lundi matin, le téléphone a commencé à sonner et il n’a pas arrêté de la journée. Les dons ont dépassé les 100 000 $ le lundi et, durant toute la semaine, ça a continué. Sur le site même de « Doublons la mise », nous avons atteint 387 000 $. Mais les gens ont également fait des dons sur les sites des collectifs de lutte contre les oléoducs. Au total, 403 000 $ ont été récoltés. On a tous et toutes été agréablement surpris bien sûr, mais en même temps nous nous sommes dit : comment va-t-on gérer ça ? On s’entend que nous n’étions pas vraiment préparés. Il faut comprendre qu’à la base, nous sommes des comités de citoyen·ne·s. Nous abattions un travail énorme, de façon la plus professionnelle possible, mais sans argent. Je pense qu’en allant voir le site « Coule pas chez nous », les gens ont compris qu’il y avait une équipe solide derrière. C’est le sérieux de la campagne dans sa première version qui a également décidé Gabriel Nadeau-Dubois à s’engager.
ÀB ! : Vous voilà donc, vous les groupes citoyen·ne·s qui étiez à l’origine de la campagne, avec plus de 400 000 $… Comment avez-vous géré cette situation exceptionnelle ?
A.C.G. : Avant même la collecte de fonds, nous étions dans un processus de réflexion pour élargir la mobilisation. Les groupes que nous représentons militent surtout contre les projets de pipelines, mais il existe d’autres modes de transport du pétrole non conventionnel : les navires-citernes et le transport ferroviaire. Est-ce qu’on ouvre la campagne aux autres modes de transport du pétrole ? Les groupes qui travaillaient sur ces problématiques s’étaient d’ailleurs eux-mêmes approprié la campagne, le slogan « Coule pas chez nous » et avaient acheté les pancartes… Il y avait une cohérence à élargir et amplifier cette dynamique. La première réunion qui a suivi cette période un peu folle s’est tenue en présence de tous les groupes associés à la campagne Coule pas chez nous. Il y avait 14 groupes citoyens autour de la table qui sont devenus par la suite les 14 groupes fondateurs de la Fondation Coule pas chez nous.
ÀB ! : Vous avez donc décidé de créer une fondation. Pourquoi avoir retenu cette forme administrative et juridique ? Est-ce une décision qui a coulé de source, si l’on peut dire ?
A.C.G. : Elle n’a pas coulé de source tant que ça. Nous étions tous d’accord pour dire, ok, nous avons 400 000 $, mais ne nous précipitons pas. Nous sommes allés voir d’autres modes de gestion, le mode coopératif, des OSBL [organisme sans but lucratif] purement et simplement… finalement, nous avons choisi le modèle d’un OSBL avec fondation, notamment parce que c’est celui qui présentait le plus de garanties, pour les membres du conseil d’administration en particulier. Maintenant que nous devons gérer cet argent, nous sommes attaquables plus facilement. Nous souhaitions garantir un maximum de sécurité aux membres et, en créant une personne morale, nous allégions la responsabilité des membres du CA.
Mais cela a pris plusieurs mois. Les comités citoyens sont répartis dans toute la province et cela n’a pas toujours été évident de se rencontrer. En plus de la campagne Coule pas chez nous et de la création de la fondation, tous ces groupes ont continué leur travail de terrain. Certains, dont le mien par exemple, ont notamment demandé de participer aux audiences de l’Office national de l’énergie, continué à rencontrer les élus locaux, à mobiliser la population, à faire signer des déclarations d’opposition aux propriétaires terriens touchés par le tracé de l’oléoduc… Bref, il a aussi fallu continuer à travailler sur d’autres dossiers. Ce qui explique qu’il s’est passé finalement près de six mois entre Tout le monde en parle et la création de la fondation.
ÀB ! : Le premier conseil d’administration de la Fondation a été élu début avril. Quels sont désormais vos objectifs ?
A.C.G. : La mission officielle est de poursuivre ce qui a été initié, c’est-à-dire continuer à sensibiliser, informer et mobiliser les citoyen·ne·s et les élu·e·s politiques sur l’enjeu du transport du pétrole non conventionnel. La Fondation ne va s’occuper que de cette problématique. Nous nous sommes posé la question de savoir s’il fallait élargir la mission aux projets d’extraction de gaz ou de pétrole de schiste. Mais, à un moment donné, on ne peut pas tout faire non plus. Il y avait un risque de diluer notre énergie. L’accent a donc été mis sur le transport.
Dans les semaines qui viennent, la Fondation va aider les comités citoyens à créer de nouveaux outils d’information et de sensibilisation sur les questions du transport ferroviaire et des navires-citernes… Parce qu’il faut bien comprendre que la bataille est loin d’être gagnée. Nous devons mettre à jour les informations sur Énergie Est. Beaucoup de choses ont bougé ces derniers mois dans ce dossier. Non, il n’y aura pas de port à Cacouna et c’est une victoire, mais est-ce qu’il va y en avoir un autre sur le Saint-Laurent ? On ne le sait toujours pas et Transcanada va revenir à la charge. Il y a aussi une urgence liée à l’inversion de la ligne 9B d’Enbridge, qui est attendue pour le mois de juin. Nous allons voir comment faire pour aider les comités citoyens plus spécifiquement attachés à cet enjeu. Ce travail de fond est nécessaire, essentiel même, car c’est là-dessus que nous nous appuyons pour informer les gens. C’est ce qui fait la crédibilité de notre action. Nous entendons bien poursuivre ce travail de rigueur et de recherche et si nous prenons notre temps aujourd’hui, c’est pour mieux en gagner par la suite.
ÀB ! : La Marche action climat du 11 avril dernier à Québec a été une réussite du point de vue de la mobilisation. Mais a-t-elle eu l’impact que vous espériez sur la réunion des premiers ministres des provinces et territoires canadiens qui s’est tenue dans la foulée ?
A.C.G. : La marche a été la démonstration flagrante qu’il y a de plus en plus de citoyennes et citoyens opposés aux projets liés aux énergies fossiles et qui ont compris qu’on ne pouvait plus ménager la chèvre et le chou dans ce dossier. La seule chose que nous propose le gouvernement à l’heure actuelle, c’est d’essayer de nous faire croire que l’on peut protéger le climat tout en continuant à exploiter les énergies fossiles. Or, le message de la marche était extrêmement clair, c’était « oui à laprotection du climat = non aux sables bitumineux albertains » et à tous les projets d’extraction quels qu’ils soient. On ne peut pas continuer à favoriser les énergies fossiles en se disant protecteur de l’environnement et du climat, c’est incompatible. Il va falloir que nos dirigeant·e·s comprennent qu’il faut faire des choix. La marche du 11 avril avait vraiment ce but et le message a été entendu. Pour la ville de Québec, 25 000 personnes, c’est énorme. Il y avait des gens de partout au Canada, des personnes des Premières Nations de Colombie-Britannique, des gens d’Halifax, de Toronto, d’Ottawa… Nous avons assisté à une alliance de la société civile québécoise et canadienne autour d’un seul et même enjeu et, en soi, c’est un véritable succès.
Je pense que nous avons également envoyé le message que la société civile était prête à aller vers la transition énergétique et à se donner l’élan nécessaire pour proposer de nouvelles solutions. Mais également que la société civile fait partie de la solution, les citoyen·ne·s et l’ensemble des autres acteurs font partie de la solution : les syndicats, les étudiant·e·s, les organismes environnementaux, les Premières Nations et tous les comités. Nous sommes déjà dans le train alors que nos dirigeant·e·s ne sont même pas sur le quai ; ils et elles sont encore à l’extérieur de la gare. Je pense que la rencontre des premiers ministres ne se serait pas déroulée de la même manière s’il n’y avait pas eu la marche le 11 avril. On a très clairement senti que les premiers ministres étaient en mode relation publique. Nous ne voulions surtout pas qu’ils ressortent de cette journée en disant : ne vous inquiétez pas, on s’occupe du climat et on va obliger l’Alberta à adopter de nouvelles normes sur les sables bitumineux. Car c’est l’information qui avait circulé… une espèce d’accord bâtard qui n’aurait eu aucun sens pour l’avenir. Or, cela n’a pas été le cas et je pense que c’est en grande partie grâce à la mobilisation citoyenne.
Je retire également de cette rencontre que le Québec a pris énormément de retard alors que la province a été un leader par le passé sur les questions environnementales. L’Ontario apparaît aujourd’hui comme le nouveau meneur et on a très clairement senti la première ministre Kathleen Wynne beaucoup plus ferme par rapport au fédéral que Philippe Couillard, qui s’est senti un peu obligé de suivre le mouvement mais sans véritable conviction. Les provinces ont un rôle important à jouer. Même si c’est le fédéral qui représente le Canada à l’échelle internationale et que c’est la voix du Canada que l’on entendra au forum Paris Climat 2015 à la fin de l’année. Et Dieu sait que ces dernières années, la voix du Canada dans le dossier climatique est bien plus un obstacle qu’un élément facilitant.
ÀB ! : Faut-il, comme l’écrit Naomi Klein dans son ouvrage Tout peut changer, profiter de la crise climatique pour penser et bâtir une société meilleure ?
A.C.G. : Il va falloir se retrousser les manches très sérieusement autant au niveau des citoyens que des acteurs de la société civile si l’on veut y parvenir. On sent très clairement depuis quelques mois qu’il y a une volonté de proposer des solutions, au Québec, au Canada et au niveau international. Mais Paris ne sera qu’une étape, une étape importante certes, mais il faudra poursuivre la mobilisation au-delà. Ici, au Québec, je vois depuis un an le travail incroyable qui a été réalisé. Si je ne parle que du projet Énergie Est, par exemple, l’an dernier, les gens nous disaient que la lutte était perdue d’avance. Aujourd’hui, c’est le contraire. Nous ne sommes même pas sûrs que le projet va se faire. Nous avons gagné à Cacouna, c’est une première bataille, mais ce n’est pas la dernière. Ce projet Énergie Est ne doit pas se faire, ni lui ni les autres. Si nous parvenons à le stopper, nous enverrons un très beau message au reste de l’industrie : vous n’êtes pas les bienvenus au Québec. S’il y a un endroit sur la planète où cela serait beaucoup plus facile qu’ailleurs de faire autrement, c’est bien au Canada et particulièrement au Québec. Nous avons tout ce qu’il faut. Les gens ont parfois l’impression qu’il faut repartir de zéro et c’est effrayant pour l’être humain d’avoir l’impression que tout va devoir changer. Mais ce n’est pas le cas, il y a déjà de nombreux projets qui fonctionnent, il suffit de les valoriser, de leur donner leur juste place dans la société, pour commencer à opérer une transformation. Je pense par exemple à l’usine de biométhanisation des déchets organiques de Saint- Hyacinthe, une municipalité qui fait aujourd’hui rouler une partie de ses véhicules municipaux avec le gaz qu’elle produit. Ces initiatives locales fonctionnent et permettent de créer de l’emploi en région. Elles sont également la preuve qu’il est possible de produire de l’énergie autrement qu’avec du pétrole ou du gaz de schiste. Parce que nous luttons contre Énergie Est, les néolibéraux disent que nous empêchons le Québec de se développer. Mais c’est avant tout une question de priorité politique. Développer le Québec autrement qu’en exploitant ou transportant des énergies fossiles, c’est possible. Il suffit d’en faire une priorité.
[1] * Stop Oléoduc, Pétroliques anonymes, Coalition vigilance oléoducs, Coalition Saint-Laurent pour une prospérité sans pétrole, Regroupement vigilance hydrocarbures Québec, Alerte Pétrole Rive-Sud, Non à une marée noire dans le Saint-Laurent, les Citoyens au courant, la Marche des peuples.