Dossier : Sexe
Pourquoi je suis devenue une pornstar
On imagine souvent que les personnes en situation de handicap sont dans le chemin, qu’elles sont sans importance ou qu’elles ont besoin d’aide. On dit qu’elles sont une « source d’inspiration » quand elles font des choses ordinaires. On les pense moins capables ou pas aussi bonnes que les personnes « normales » (un terme qui est aussi problématique). Ces attitudes renforcent et perpétuent des politiques et des pratiques qui associent handicap et non-désirabilité.
Les pratiques et politiques qui associent handicap et non-désirabilité prennent de nombreuses formes : l’institutionnalisation subventionnée et mandatée par le gouvernement que représente l’incarcération dans les prisons, les hôpitaux psychiatriques, les foyers et autres centres de soins au détriment du maintien dans la communauté ; les critères d’immigration racistes, capitalistes et capacitistes [1] qui déterminent qui est un·e citoyen·ne désirable ; les courants eugénistes d’hier et d’aujourd’hui qui portent préjudice à une panoplie de corps et d’esprits marginalisés ; la rhétorique des « vies qui ne valent pas la peine d’être vécues » et ainsi le déni de soins pour ceux et celles qu’on juge indignes ; et aussi les programmes d’aide sociale et les prestations d’invalidité qui nous maintiennent dans la pauvreté et la faim.
Sexualité et handicap
Ces structures qui contribuent à nous dévaluer ont un impact sur tous les aspects de nos vies, y compris notre vie sexuelle. Des stérilisations forcées à la surveillance institutionnelle qui limite notre intimité, il existe une multitude de systèmes qui « pathologisent », contrôlent et punissent l’exploration et l’expression sexuelles des personnes en situation de handicap. À cause de préjugés paternalistes, nous sommes vu·e·s comme hyper sexualisé·e·s ou au contraire très vulnérables. Ces croyances néfastes contribuent à justifier la ségrégation.
Les personnes en situation de handicap – comme tout le monde – ont besoin de ressources qui tiennent compte de leurs réalités, d’informations « sex-positives » et de moyens pour réaliser leur potentiel sexuel. La plupart des enfants qui naissent avec un handicap ou qui le développent à un jeune âge se font dire, directement ou indirectement, de ne pas espérer avoir un jour une famille ou une relation amoureuse. Nous vivons tous les jours les conséquences de ce vaste système de désexualisation.
Certain·e·s ont commencé à militer contre cette manifestation de l’oppression avec autant d’intensité qu’ils et elles l’ont fait pour d’autres enjeux liés à l’accessibilité et à la justice. Mais il y a des barrières spécifiques à cette revendication, car la sexualité est souvent vue comme un enjeu secondaire, dissocié des autres besoins. Comme s’il valait mieux concentrer nos efforts sur des enjeux tels que le logement, l’aide aux personnes, l’emploi, le transport, etc. Toutefois, ne pas tenir compte de la sexualité, c’est oublier à quel point tous les aspects de nos vies sont profondément interreliés.
Le sexe trop souvent associé à la honte
Une autre difficulté associée aux revendications liées à la sexualité tient du fait qu’elles nous demandent de remettre en question la sexualité telle qu’elle est vécue dans un contexte occidental. On apprend à associer le sexe à la honte. On est bombardé d’images qui présentent un modèle très étriqué du sexe et des corps désirables. On apprend qu’on n’est pas censé parler de sexe. La sexualité est tellement normée et encadrée que ça ferme la porte à tout un tas d’expériences et de possibilités agréables.
Lorsque le sexe est considéré comme la prérogative des quelques personnes qui sont assez proches de l’idéal désirable (un corps maigre, blanc, sans handicap, riche, etc.), la sexualité, le désir et le plaisir des autres deviennent invisibles. On considère que le droit à l’expression sexuelle est un « désir » frivole plutôt qu’un aspect fondamental de l’expérience humaine. Et c’est particulièrement vrai pour les personnes en situation de handicap.
Parce qu’elle est vécue comme une émotion personnelle et privée, la honte participe à l’internalisation, la naturalisation et l’individualisation des oppressions mentionnées plus haut, et des autres aussi. Comme Abby Wilkerson l’affirme, « la honte n’est pas tant un état d’esprit individuel (même si cela contribue à construire notre subjectivité) qu’un mal qui a des racines sociales et qui touche les groupes opprimés d’une façon particulière. La honte est un outil politique utilisé pour isoler et faire taire les autres ». J’aimerais ajouter que la honte est non seulement utilisée comme un outil de contrôle social afin de nous isoler les un·e·s des autres, mais elle est aussi un moyen de nous empêcher d’accéder à nos corps, nos désirs, nos expériences sous le couvert de notre différence avec cet illusoire idéal de l’être sexué. Pourtant, c’est dans nos corps, nos désirs et nos expériences qu’il y a le plus grand potentiel de changement, parce qu’ils nous permettent d’être dans le monde de façon différente. Plutôt que dissimuler, nier et ignorer ces différences qui suscitent la honte, nous devons les accepter, apprendre d’elles et les exhiber fièrement.
Quel meilleur moyen d’exposer les limites et les conventions de la sexualité qu’en faisant de la porno ? La pornographie baigne dans la honte. On a honte d’en regarder, de l’apprécier, d’en faire, d’en acheter. Le contenu de la porno fait aussi naître la honte en nous. On se sent mal de ne pas correspondre à certains standards (autant parce que notre corps ne correspond pas à ceux qui sont considérés comme beaux que parce qu’on n’est pas capable des mêmes prouesses sexuelles). Il y a de la porno qui dénigre nos identités et nos expériences et qui reproduit des dynamiques de pouvoir oppressives. La porno est complexe, plurielle et, oui, puissante.
Plutôt que de tenter de la réglementer et de la contrôler, ce qui la pousse dans l’underground et entre les mains de ceux qui sont en position de privilège, nous devons continuer le travail des féministes sex-positives et explorer les nombreux avantages qu’une pornographie réalisée avec cette perspective peut offrir.
Tout cela peut sembler une bien étrange introduction à mon parcours de pornstar. En faisant de la porno « queercrip [2] », je suis sortie du rang et j’ai défriché de nouveaux chemins afin de rendre accessibles d’autres histoires. Je l’ai fait pour ouvrir de nouveaux imaginaires, pour multiplier le champ des possibles.
Reconceptualiser ce qui est sexy
Mon aventure a commencé dans une boutique érotique progressiste à San Francisco en 2000. Je feuilletais un magazine porno lesbien, On Our Backs, dans lequel il y avait un article sur le sexe et le handicap. J’étais vraiment fébrile, jusqu’à ce que je tombe sur l’article. Il présentait la photo d’une personne assise sur les genoux d’une autre en fauteuil roulant, en train de s’embrasser. Cette image, qui combinait sexe et handicap, la première que je voyais de ma vie, était sombre et on avait peine à en distinguer le contenu. Je voulais que des corps qui paraissaient, bougeaient et ressentaient comme le mien soient représentés dans cette excitante – même si problématique – culture queer. Je voulais que mes désirs y soient représentés ! Je voulais savoir qu’il était possible de désirer une personne comme moi. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de devenir une pornstar.
J’ai commencé avec une série de photos. Puis à l’été 2006, j’ai fait un court-métrage appelé Want, qui entremêle des scènes sexuellement explicites, des scènes du quotidien et des scènes du monde capacitiste. Il est sexuellement stimulant et il offre un portrait pertinent, complexe, honnête et sexy des corps en situation de handicap et qui transgressent les barrières du genre. Want était vraiment attendu. Il a gagné de nombreux prix et continue d’être projeté partout dans le monde dans des festivals, des conférences et des ateliers.
Je ne ferais pas de porno si je n’étais pas aussi en colère. Je ne ferais pas de porno si je ne m’étais pas battue pendant la majeure partie de ma vie pour être reconnue comme un être sexué et sexy, ou si le monde n’était pas aussi déglingué. Faire de la porno est une des meilleures choses que j’ai faites. Politiquement, cela m’a permis de faire un film qui montre à quel point les queers crips peuvent être sexy, et ça a aussi été un moyen de dire aux autres comment je souhaite être vue. Faire ce film m’a permis de conquérir un espace et de reconceptualiser ce qui est sexy. Sur le plan personnel, c’était une expérience formidable – et pas seulement à cause du sexe fantastique ! Ma co-star, la vidéaste et moi avons toutes les trois réussi à créer un espace confortable, plein de respect, de beauté et de désir. Être capable de partager cela avec d’autres est remarquable. Ce jour-là a été une des premières fois de ma vie où je me suis sentie désirée pour exactement ce que je suis. La première fois était avec mon premier/ma première partenaire [3]. Malheureusement, ces expériences sont rares pour beaucoup de monde.
Malgré l’exultation de cette journée – je dois avoir souri pendant des jours après – il m’a fallu un certain temps pour trouver le courage de regarder les séquences. J’avais peur que ce que j’allais y voir fasse réémerger tout ce que j’essayais de faire disparaître et gâche mon expérience de cette journée. S’il y avait des moments qui étaient difficiles à regarder, finalement ce n’était pas si mal – et assez excitant. Je pouvais voir que j’étais sexy. J’ai encore parfois des moments de doute, mais alors je construis toute une foule d’histoires, des histoires salaces, pour faire barrage à toutes les autres.
OUTILS
La cartographie des corps
Face à face, les partenaires décrivent, de la tête aux pieds, en alternance, chaque partie de leur corps, son histoire, ses sensations, ce qui est apprécié ou pas. Toute la communication est basée sur l’expérience personnelle et l’utilisation du « je » tandis que l’autre écoute et attend son tour sans interrompre. C’est un bon moyen d’aborder les handicaps, les zones douloureuses ou hors limites. Une opportunité de nommer les parties de notre corps que l’on aime, celles avec lesquelles on est moins à l’aise. Un moment pour parler des sensations que nous procure chaque partie de notre corps, comment on aime qu’elle soit touchée, manipulée, nommée. Imaginez connaître le corps d’une autre personne, ses réactions et ses sensations, peut-être même avant de l’avoir jamais vu nu·e. La première (ou 1 215e) fois n’en est que plus fantastique !
La liste des désirs, des limites, des fantasmes, de ce qu’on aimerait...
À créer ensemble ou à aller chercher sur Internet. Chaque partenaire la remplit individuellement et se retrouve dans un rendez-vous au cours duquel ils/elles échangent leur liste et peuvent entamer un dialogue à partir des réponses de l’autre. Une référence est le « Yes, no, maybe so : a sexual inventory stocklist » du site Internet d’éducation sexuelle états-unien Scarleteen [4] – en anglais, mais qui devrait bientôt être adaptée et traduite par des militantes féministes. Parce qu’elle est très détaillée (elle va de « se tenir la main en public » à « sexe par téléphone ») et ouverte aux différentes expressions de genre et configurations relationnelles, elle est très inclusive. En français, on peut consulter celle qui est proposée par Agnès Giard sur le blogue « Les 400 culs » de Libération (« Dressez la liste de vos désirs et faites-la circuler [5] ») qui est très axée sur le BDSM (bondage, domination, sado-masochisme).
Le jeu de cartes personnalisées
Sur des rectangles de papier, chaque personne dessine de son côté les éléments qui sont agréables et liés à sa vie sexuelle (exemple : un lieu de la maison, les objets utilisés pour se masturber, etc.). Les partenaires présentent ensuite leur carte en expliquant l’histoire, le contexte d’utilisation, etc. Chaque partenaire repart ensuite avec les cartes de l’autre et prend une semaine (ou plus, ou moins) pour inventer son propre scénario érotique avec la carte du/de la partenaire, et les lui partage ensuite. C’est une façon de mettre en commun les pratiques et fantaisies respectives, pour en créer ensuite des communes.
[1] Selon la Commission ontarienne des droits de la personne, le capacitisme « fait référence à des attitudes sociétales qui dévalorisent et limitent le potentiel des personnes handicapées ». NDLR.
[2] Contraction de queer (« étrange », « peu commun », souvent utilisé comme insulte envers des individus gays, lesbiennes, transsexuels) et crip (insulte utilisée en anglais pour désigner une personne en situation de handicap). NDLR.
[3] La formulation en anglais ne permet pas de savoir le genre du/de la partenaire de Loree. NDLR.