Devenir anti-capacitiste

No 087 - mars 2021

Société

Devenir anti-capacitiste

Marie-Eve Veilleux

Le 3 décembre dernier se tenait la Journée internationale des personnes handicapées sous le thème « Reconstruire en mieux — Vers un monde post-COVID-19 inclusif, accessible et durable ». En choisissant ce thème, l’ONU a mis le doigt sur une problématique qui accable les personnes handicapées lors de chaque grande crise sociale : elles sont constamment laissées de côté lorsque vient le temps de repenser la façon dont fonctionne notre société.

En plein cœur de l’hiver, plusieurs personnes handicapées sont au sommet de leur isolement. La neige et la glace sont des ennemies de taille pour toute personne à mobilité réduite, et les restrictions des services de transports adaptés lors des tempêtes et des opérations de déneigement sont encore courantes. Cette année, la pandémie a causé de nombreux obstacles et insécurités pour les personnes handicapées, notamment pour celles ayant besoin de soutien à domicile ou qui sont contraintes à vivre en CHSLD. Néanmoins, elle a également permis de briser un peu cet isolement en forçant la société à repenser l’organisation de ses événements publics et en multipliant la disponibilité des services de livraison de toute sorte. Malgré ces améliorations marginales, il faudra abattre encore beaucoup d’obstacles systémiques avant que les personnes handicapées puissent jouir de droits que la majorité tient pour acquis.

À la sortie de la crise actuelle, les personnes handicapées devront impérativement être au centre des leçons que nous tirerons. Même si la société québécoise multiplie les programmes et les services pour améliorer l’inclusion des personnes handicapées, le taux de diplomation des élèves handicapés n’atteignait que 42,7 % en 2018 [1], et le taux d’emploi s’élevait à 39 % en 2011, comparativement à 72,4 % pour les personnes sans limitations [2]. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?

Nommer la discrimination

Le concept de capacitisme a fait son apparition au cours des dernières années dans le milieu universitaire et dans la société québécoise pour nommer la discrimination à laquelle font face les personnes handicapées. Le concept s’inscrit dans une optique de lutte contre les oppressions, plus précisément contre la hiérarchisation des capacités physiques et psychologiques qui se traduit par l’exclusion des personnes dont le corps ou l’esprit ne correspond pas aux normes sociales [3]. Ainsi, notre société se construit autour de ce système de valeurs et les personnes handicapées subissent la pression de se conformer aux normes.

Je me souviens de mon excitation, il y a quelques années, à chaque fois qu’un groupe progressiste ou qu’un article de blogue incluait le capacitisme dans son énumération des formes d’oppression. Je n’appartenais plus au « etc. ». Enfin, on me voyait. Toutefois, cette première étape de reconnaissance a apporté très peu de changements dans mon quotidien. La mise en accessibilité du métro de Montréal demeure immensément lente, des ami·e·s sont encore forcé·e·s d’habiter en CHSLD, les lieux ouverts au public me sont encore trop inaccessibles, et je ne parle que des obstacles et barrières qui me touchent personnellement. Les personnes handicapées sont encore trop souvent oubliées dans les sphères décisionnelles, qui sont en quasi-totalité composées de personnes sans handicap.

Accélérer le changement

Alors, j’ai envie d’inviter les progressistes à passer à une autre étape. Fort·e·s des mouvements antiracistes, décoloniaux et autres, il est temps que nous adoptions toutes et tous une posture anti-capacitiste. Les personnes sans handicap doivent exiger et accélérer l’inclusion des personnes handicapées au sein de notre société. Elles doivent mettre la main à la pâte. Profitons de cette crise pour faire de notre solidarité envers les personnes handicapées le moteur du changement. Car elles ne peuvent pas mener cette bataille seules.

Les progressistes doivent partager et mettre de l’avant les enjeux touchant les personnes handicapées, mais également inclure ces enjeux au cœur même de leur militantisme. N’oublions pas que les personnes handicapées sont surreprésentées dans les groupes marginalisés.

Pour ce faire, les organismes et associations doivent d’abord ouvrir leurs portes en prévoyant des mesures d’accessibilité. En règle générale, les milieux progressistes veulent encourager la participation des personnes handicapées, mais ne changent pas leurs pratiques en matière d’organisation d’événement et de prévisions budgétaires. Par conséquent, les personnes handicapées doivent faire le travail de sensibilisation et de recherche, et elles se butent parfois à des obstacles même après avoir fait tous ces efforts.

Dans mes engagements bénévoles au sein d’organisations majoritairement horizontales, j’ai fréquemment eu l’impression d’être la seule porteuse des problématiques concernant les personnes handicapées. Les ressources humaines et financières doivent être mobilisées pour soutenir les efforts des membres handicapés. La clé pour adopter une approche anti-capacitiste est de s’informer et d’agir en conséquence, au lieu de dépendre constamment des personnes handicapées pour éduquer, répéter et diriger.

Il faut des mesures d’accessibilité pour pallier tous les types de handicaps, et ce, pour l’ensemble des activités publiques. Plus que simplement commodes pour regarder une vidéo en public sans faire de bruit, les sous-titres des vidéos sont essentiels pour les personnes sourdes. De même, les descriptions des images partagées sur les réseaux sociaux sont le seul moyen pour les personnes aveugles de prendre connaissance de ce contenu.

Partager la responsabilité

Les personnes alliées ont un rôle à jouer dans la valorisation de l’existence des personnes handicapées dans notre société. Il s’agit notamment d’améliorer la représentation médiatique du handicap, car notre invisibilité, les discours misérabilistes ou les récits de superhéros de la résilience ne font que freiner la reconnaissance de notre humanité.

Tant dans les groupes militants que dans les espaces de décision, les personnes handicapées ne peuvent pas porter l’entièreté du fardeau de demander des changements. Les personnes en position de pouvoir doivent non seulement s’informer et sensibiliser le public, mais également exiger des retombées concrètes en ancrant leurs demandes dans une perspective anti-capacitiste. Trop souvent, l’inclusion des personnes handicapées est freinée par le manque de volonté politique, la lourdeur bureaucratique, ou l’absence de personnes alliées qui partagent la conviction que les revendications d’inclusion sont une question de respect des droits de la personne, et non de simples accommodements pour une minorité de la population.

Pour résister, en tant que personnes handicapées, nous devons célébrer notre identité, faire connaître notre histoire et comprendre l’influence du capacitisme sur notre façon de penser et de concevoir la société. Nous devons proclamer haut et fort que nous nous battons pour défendre des droits garantis par les lois québécoises et canadiennes ainsi que par des instruments internationaux. Nous devons affirmer notre citoyenneté pleine et entière, contre le capacitisme qui nous réduit à nos incapacités, nous infériorise et nous rejette dans l’altérité. Notre lutte pour l’accessibilité universelle a pour objet le respect des droits de la personne. En ce sens, elle concerne tout le monde. Nous devons donc également tout faire en notre pouvoir pour occuper des postes électifs ou décisionnels qui nous permettront d’exercer une influence sur les orientations politiques de la société.

Commencer maintenant

Je suis consciente que beaucoup d’efforts devront être consentis pour changer notre perspective et devenir anti-capacitistes. Les personnes handicapées ont été tenues à l’écart trop longtemps, et ce, malgré des décennies de sensibilisation, de simulations et de concertation. Quarante-trois ans après que les motifs « handicap » et « moyen pour pallier un handicap » aient été ajoutés à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, nous ne pouvons plus attendre. Il est temps d’agir et d’exiger des changements pour éradiquer le capacitisme systémique. Et toutes et tous doivent participer. Les progressistes, les personnes handicapées et, à vrai dire, la société dans son ensemble doivent embrasser cette vision anti-capacitiste du handicap. Profitons du vent de changement social qui souffle grâce aux actions des groupes décoloniaux et antiracistes, mais également en raison de la pandémie, pour nous assurer de créer un monde plus inclusif, plus accessible et plus durable qui bénéficiera à l’ensemble des citoyennes et des citoyens. 


[1Marco Fortier et Guillaume Levasseur, « La diplomation au Québec décortiquée », Le Devoir, 6 mars 2018. En ligne : www.ledevoir.com/societe/education/521959/la-diplomation-au-quebec-decortiquee

[2Office des personnes handicapées du Québec, « Aperçu statistique des personnes handicapées au Québec ». En ligne : www.ophq.gouv.qc.ca/publications/statistiques/les-personnes-handicapees-au-quebec-en-chiffres/apercu-statistique-des-personnes-handicapees-au-quebec.html

[3Dominique Masson, « Femmes et handicap », Recherches féministes, vol. 26, no 1, 2013. En ligne : www.erudit.org/fr/revues/rf/2013-v26-n1-rf0700/1016899ar/

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