Dossier : Bibliothèques. Enjeux (…)

Dossier : Bibliothèques. Enjeux et mutations

Le droit de parole

Gaëlle Bergougnoux

La bibliothèque publique apparaît comme un espace neutre dans la société actuelle, peut-être même un des derniers remparts de la neutralité à une époque où Internet l’est de moins en moins. Or, si cette neutralité existe, c’est d’abord et avant tout parce que les bibliothécaires sont engagé·e·s en faveur de la liberté d’expression.

Qu’il s’agisse de la liberté des créateurs et créatrices ou de l’ouverture à toutes et tous sans condition, l’engagement des bibliothécaires fait-il inévitablement d’eux et elles des professionnel·le·s engagé·e·s ? Et, si oui, engagé·e·s envers qui ? Leur institution ou les citoyen·ne·s ?

Ces derniers temps, les bibliothèques et les bibliothécaires ont été impliqué·e·s dans différentes affaires concernant la liberté de parole : ce que l’on peut dire, ce que l’on ne doit pas dire, ce qu’il faut absolument taire ou à l’inverse crier sur les toits. À travers deux exemples, l’un français et l’autre québécois, nous verrons ce qu’il en coûte aux bibliothécaires de s’exprimer sur la place publique.

Une censure politique ?

Au printemps dernier, la conservatrice et rédactrice en chef du Bulletin des Bibliothèques de France, l’une des plus importantes revues professionnelles dans le milieu, publie sur sa page Facebook des propos racistes sur le manque de volonté d’intégration des immigrant·e·s. Ces propos déclenchent un tollé dans le petit monde des bibliothèques et incitent les bibliothécaires à se poser des questions sur la parole privée dans un lieu public.

Évidemment, les propos de cette conservatrice n’engagent a priori qu’elle-même. Mais peut-on, lorsque l’on représente une institution publique telle que les bibliothèques, tenir un tel discours dans la sphère publique ? Certains ont invoqué le droit de réserve qui aurait dû l’empêcher, d’autres, la liberté d’expression qui plaidait pour son exposition. Mais qu’est-ce que le droit de réserve lorsque l’on est fonctionnaire ? Certains ont fait valoir qu’elle aurait tout simplement pu choisir les personnes qui auraient eu accès à cette publication polémique. Il apparaît tout de même assez compliqué de filtrer les accès à une publication en supprimant la moitié de ses contacts, très souvent professionnels, en supposant qu’un tel ou une telle ne partagerait pas ses idées. Un autre argument a tout de même émergé et amorcé une petite étude de la part d’un autre conservateur, qui s’est demandé si ces propos avaient été dénoncés en raison du poids d’une profession traditionnellement de gauche. S’agissait-il, au fond, d’une sorte de censure politique ?

L’étude de Romain Gaillard [1], conservateur de la médiathèque de la Canopée la fontaine de Paris, semble confirmer cette hypothèse : des 500 bibliothécaires français ayant répondu à son étude, une majorité est de gauche, voire d’extrême gauche. Y aurait-il donc une certaine complaisance qui s’exercerait envers les propos socialistes ou anarchistes ? Censure-t-on ceux et celles ne correspondant pas à ce modèle ? Si les bibliothèques sont garantes de la liberté d’expression, cette dernière ne devrait-elle pas concerner en premier lieu ses employé·e·s ?

Le devoir de réserve n’est pas inscrit dans la loi française ; il est difficile à interpréter, car il relève du principe de neutralité du service public, mais il reconnaît « que cette obligation de réserve ne saurait être conçue comme une interdiction pour tout fonctionnaire d’exercer des droits élémentaires du citoyen : liberté d’opinion et, son corollaire nécessaire dans une démocratie, liberté d’expression. Ces droits sont d’ailleurs, eux, expressément reconnus par l’article 6 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires [...] ». En somme, l’employé·e des bibliothèques françaises se retrouve dans une drôle de position sur ces questions, comme l’illustre le cas exposé ici.

Une question de loyauté ?

De notre côté de l’Atlantique, une polémique a aussi agité le monde des bibliothèques il y a quelques mois. Les bibliothécaires de Montréal, impliqué·e·s dans une restructuration importante, se sont opposé·e·s officiellement aux changements visant à centraliser le choix des collections dans les 45 bibliothèques de la ville.

Une lettre ouverte a ainsi été publiée dans Le Devoir du 18 septembre 2017 [2]. Pourquoi s’exprimer publiquement dans un média grand public sur un sujet plutôt pointu et qui ne concerne qu’une réorganisation interne ? Pourquoi les bibliothécaires ont-ils jugé important de faire part de ces changements à la population de cette manière ?

Bien sûr, l’inquiétude des bibliothécaires y était plus que palpable, mais ce message n’aurait-il pas dû demeurer à l’état d’une discussion interne à la profession, aux employé·e·s de la Ville de Montréal et de ses gestionnaires ? De plus, la lettre ouverte était « appuyée par 74 bibliothécaires » sans aucun nom ni autre précision. En alertant la population, la stratégie derrière cette manœuvre publique était de faire entendre leurs voix auprès des gestionnaires responsables des dossiers bibliothèques à la Ville. Le dialogue interne est-il donc si difficile ?

Ce faisant, les bibliothécaires signataires de la lettre contrevenaient au Code de conduite des employés de la Ville de Montréal, principalement en ce qui concerne le chapitre Loyauté.

Peut-on pour autant parler d’un manque de loyauté envers la Ville quand la principale considération mentionnée dans l’article et la lettre était une perte de qualité dans les services offerts aux citoyen·ne·s ?

Des différences révélatrices ?

À la différence du droit de réserve français, toutefois, il n’est mentionné nulle part que la liberté d’expression et d’opinion des employé·e·s est garantie par la loi au Québec. La loyauté envers la Ville de Montréal, comme le maintien de son image et de sa réputation, prévaut sur la loyauté envers les fondements d’une profession bien particulière, celle des bibliothécaires. De plus, selon le Code, une information n’est confidentielle que lorsqu’elle n’est pas connue du grand public. On peut donc supposer qu’une fois divulguée, elle ne l’est plus et appartient alors à tous et toutes. N’est-ce pas un droit fondamental que défendent les bibliothèques, celui du droit à l’information ? Doit-il vraiment exister des informations confidentielles sur le fonctionnement des bibliothèques de la Ville de Montréal ?

Le bibliothécaire français, qui se trouve dans une position plus ambiguë que son confrère québécois, semble toutefois disposer d’une plus grande marge de manœuvre pour exprimer ce qu’il pense du monde ou de la façon dont est régi son travail. Les bibliothécaires de Montréal l’avaient bien compris et ont publié leur lettre anonymement. Pour une profession qui défend la liberté d’expression pour tous, c’est un comble.


[1Romain Gaillard, « Bibliothécaires et politique : tous à gauche, tous militants ? », août 2017. Disponible en ligne : www.pearltrees.com/s/file/preview/159080895/Article%20version%20longue.pdf.

[2Collectif, « Une centralisation inquiétante pour les bibliothèques de Montréal », Le Devoir, 18 septembre 2017.

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