Cachez ce racisme systémique que nous ne saurions voir

No 073 - février / mars 2018

Société

Cachez ce racisme systémique que nous ne saurions voir

Bochra Manaï

Dès le printemps 2016, une pétition était lancée demandant au gouvernement du Québec de faire la lumière sur l’enjeu du racisme systémique dans les institutions publiques et dans l’ensemble de la société. En mettant de l’avant le fait que « le racisme systémique a notamment pour effet d’appauvrir, de judiciariser, de stigmatiser et d’exclure des citoyennes et des citoyens », la démarche a permis d’opérer un changement de vocabulaire en attendant que les pratiques changent aussi.

Initiée par quatre personnes aux trajectoires militantes et politiques diverses, cette pétition a été déposée en septembre 2016 et elle s’est basée sur une coalition rassemblant plusieurs dizaines de membres. Parallèlement à cette demande de consultation publique sur le racisme systémique présentée aux acteurs politiques et qui s’est déployée dans l’espace public et médiatique, une Table de concertation contre le racisme systémique (TCRS) s’est mise en place autour d’acteurs du communautaire, des associations, des syndicats et des chercheurs durant l’année 2016. Même si certaines associations faisaient partie à la fois de la TCRS et de la Coalition, l’objectif des deux mouvements n’était pas le même. Le premier avait pour objectif d’ancrer le racisme systémique au sein de la conversation publique, tandis que le second souhaitait établir une structure durable qui pourrait permettre de transformer les pratiques institutionnelles sur ces questions, par exemple dans les écoles.

Itinéraire politique d’une consultation

Au mois de mars 2017, alors que plusieurs voix se sont jointes au concert de demandes, le gouvernement Couillard annonce la mise en place d’un « comité- conseil » de travail qui établira la forme que prendra la consultation. Un groupe d’expert·e·s et de militant·e·s a donc été convoqué pour mener une réflexion sur la forme et les différentes étapes de mise en place. Même si l’existence de ce comité- conseil permet de mieux baliser la tenue de la consultation, sa nécessité semblait se perdre dans les méandres des détails, tous plus nécessaires les uns que les autres. Ce comité présentait plusieurs écueils : le premier réside dans l’invitation de personnes opposées à la tenue d’une commission, un autre est le consensus autour de la tenue d’une consultation et non d’une commission.

Au fil des mois, ce projet de consultation-commission a subi plusieurs glissements qui peuvent en expliquer l’issue. D’abord, la demande initiale, même si un flou persistait sur la forme, souhaitait mettre les projecteurs sur la production et la reproduction du racisme dans les institutions publiques. En travaillant ainsi, ce sont le système de justice et les prisons, les écoles, les universités, les forces de l’ordre et la fonction publique qui auraient passées sous la loupe de la commission afin d’en analyser les pratiques et proposer des recommandations.

Or, le fait que la forme se soit finalement cristallisée autour d’une « consultation » a été un instrument utilisé politiquement et médiatiquement par l’opposition parlementaire pour contrer ce projet. On peut sans conteste douter de la sincérité des libéraux dans la démarche et critiquer leur instrumentalisation de la diversité culturelle de la population québécoise ainsi que des enjeux de discrimination raciale. On peut également douter des critiques du Parti québécois et de ses propositions d’action puisque, trois ans plus tôt, il menait une consultation publique autour d’une soi-disant « Charte des valeurs » qui allait achever de fracturer la société, après que la crise des accommodements raisonnables eut initié sa fragmentation.

Le deuxième glissement s’est concentré autour de la logistique de cette commission-consultation. Très tôt dans le processus, le gouvernement s’est délesté de la charge de travail en la déléguant à des organisations choisies en très peu de temps et qui allaient recevoir un financement dérisoire pour une tâche colossale : organiser, consulter, analyser, rédiger et recommander. Ensuite, le dialogue politique et médiatique autour du racisme systémique s’est affaissé et le projet de consultation-commission a avorté au moment où plusieurs disaient qu’il conduirait à « faire le procès des Québécois ». Ce deuxième glissement a transformé l’enjeu de société du racisme systémique en problème d’« amour » des Québécois·es. Cette stratégie qui vise à parler de racisme moral ou individuel plutôt que de racisme des institutions a déjà été appliquée dans des pays comme la France, éteignant les velléités militantes et niant toute forme de racisme d’État.

Enfin, en 2017, les initiatives politiques projetées semblaient généralement servir les élections provinciales de 2018. Or, utiliser l’enjeu de la discrimination comme un instrument électoral n’a pas été un gage de victoire pour le Parti libéral, ce qui peut expliquer le changement total de discours après la défaite électorale dans la circonscription de Louis-Hébert, remporté par la CAQ. Le gouvernement a fini par jouer à un jeu dont les règles ont changé en cours de route : transformer la consultation in extremis en « Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination ».

Une convergence historique

Force est de constater que le gouvernement Couillard s’est désisté de sa responsabilité sociale d’égalité des chances et d’équité entre les citoyen·ne·s. En agissant de la sorte, le gouvernement semble montrer qu’il ne comprend pas la gravité de l’enjeu du racisme et qu’il nie aux personnes racisées la capacité de former une « communauté ». Face au repli du politique, la réponse du milieu communautaire ne s’est pas fait attendre. Les organismes concernés par la consultation ont choisi plusieurs voies : le boycottage, le maintien des consultations entamées avec une critique du gouvernement, la tenue des consultations malgré le changement de posture du gouvernement. Les organisations ont tenté, chacune avec leurs valeurs propres, de mener des consultations, lorsqu’elles s’étaient engagées à le faire, dans le plus grand respect des individus vivant le racisme.

La seule réponse possible devient la collectivisation de la lutte antiraciste, qui peinait jusque-là à être cohésive. La TCRS est devenue par le fait même le véhicule approprié pour accueillir les organisations souhaitant réellement prendre l’enjeu du racisme systémique par les cornes. Par un beau et froid samedi de novembre, réunis en assemblée générale extraordinaire, une grande majorité de membres de la TCRS ont exprimé leur tristesse, leur déception et leur sentiment de trahison face à la volte-face du gouvernement. Avec des divergences de positions, inévitables et nécessaires dans les espaces de concertation, la réunion des organisations féministes, antiracistes, des mouvements progressistes, des syndicats, des chercheurs·euses, des organisations noires ou musulmanes et de tous les milieux qui travaillent au quotidien avec la réalité des discriminations, devenait un moment historique. Rassemblées par la conviction que le Québec était une société méritant mieux qu’un déni politique du racisme qui mine la vie de nombres de Québécois·es, les organisations se sont retroussé les manches. Elles partagent le sentiment que le travail ne fait que commencer et qu’il faut rassembler toutes les bonnes volontés antiracistes pour mener à bien une consultation-commission autonome et indépendante qui travaillerait durablement sur le racisme systémique au Québec, et ce, au début de 2018. Le gouvernement a ainsi offert aux mouvements sociaux – bien malgré lui – le meilleur cadeau : radicaliser le mouvement antiraciste au Québec.

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