International
Précarité post-référendaire au Kurdistan irakien
Le 25 septembre dernier, les Kurdes irakiens étaient appelés à se prononcer par référendum sur leur avenir au sein de l’Irak. Les résultats n’ont laissé aucun doute : l’indépendance a recueilli près de 93% des voix. Depuis, la région a perdu plusieurs acquis et reste plongée dans une grande précarité.
Plusieurs observateurs prévoyaient une catastrophe si l’ex-président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, allait de l’avant avec son référendum. La démarche ne bénéficiait d’aucun appui international, sauf celui d’Israël, et ce, même si les Kurdes pouvaient récemment compter sur de nombreux alliés dans leur lutte contre l’organisation État islamique (aussi connu sous l’acronyme arabe Daesh). C’est cet isolement, combiné à une scène politique kurde profondément divisée, une économie fragile et une société civile désillusionnée et lasse de ses dirigeants, qui a permis à Bagdad, dès le lendemain du vote, de reprendre en quelques semaines ce que le Kurdistan irakien avait mis des années à acquérir.
Les divisions politiques
La région kurde irakienne demeure une exception en matière de sécurité et de stabilité dans le bourbier post Saddam Hussein. Par rapport aux autres territoires kurdes (en Turquie, en Iran et en Syrie), elle possède une longueur d’avance dans le développement de son armée (les Peshmergas), de son Parlement et de son gouvernement régional (le GRK), qui est une entité juridique reconnue nationalement et internationalement. Pour l’historien et politologue Hamit Bozarslan, le Kurdistan irakien, depuis 2003, se trouve dans une situation de réel « empowerment ».
Or, la scène politique kurde y est profondément divisée, ayant longtemps été dominée par le bipartisme. Les deux principales forces historiques, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), entretiennent des relations conflictuelles qui ont culminé entre 1994 et 1996 avec une guerre civile. Depuis, le territoire kurde irakien est partagé en deux zones d’influence : le nord-ouest (Erbil et Duhok), contrôlé par le PDK et son chef, Massoud Barzani, et le sud-est (Sulaimania et Kirkuk), fief de l’UPK de l’ancien président irakien Jalal Talabani (décédé le 3 octobre 2017). Plus récemment, c’est le parti Goran, issu de l’UPK, qui a gagné en importance au point de devenir la deuxième force politique du GRK.
Depuis 1991, le PDK et l’UPK contrôlent tous les pouvoirs au Kurdistan irakien : exécutif, législatif et judiciaire. Pour réussir dans ces domaines, il faut être membre d’un parti. Les forces armées kurdes sont majoritairement sous la direction des partis politiques, ce qui complique toute forme de stratégie commune. En janvier 2017, 42% des Peshmergas obéissaient aux directives du PDK et 33% à celles de l’UPK. Le reste de l’armée a un statut gouvernemental et dépend directement du GRK. Pour le sociologue Adel Bakawan, ces divisions politiques illustrent l’échec du nationalisme kurde à créer un Kurdistan irakien politiquement unifié. Quelque peu mises de côté pour la tenue du référendum, les divisions se sont rapidement manifestées après le vote, alors que PDK et UPK s’accusaient de traîtrise et d’hypocrisie.
Une économie fragile
La région kurde évolue dans une position de subordination économique. Elle dépend des transferts de fonds fédéraux provenant de Bagdad, prévus à la Constitution irakienne de 2005. Ces sommes représentaient 17% du budget national du GRK et permettaient de payer 1,4 million de fonctionnaires kurdes. En janvier 2014, Bagdad a gelé ces transferts en guise de représailles à la décision unilatérale d’Erbil d’exporter seule son pétrole. Les revenus de cet or noir n’ont toutefois pas permis de combler le manque à gagner. Depuis, les employé·e·s de l’État demeurent impayé·e·s ou, au mieux, touchent la moitié de leur salaire [1]. Le GRK est presque en faillite : sa dette s’élève à plus de 20 milliards de dollars.
L’économie du Kurdistan irakien en est une d’importation. Au fil des années, cela s’est traduit par la fermeture de nombreuses entreprises locales et une dépendance extérieure accrue, principalement envers la Turquie et l’Iran. Les échanges commerciaux entre Erbil et ces deux pays sont estimés à plusieurs dizaines de milliards de dollars par année. Dès le lendemain du référendum, Bagdad a fermé certains postes frontaliers et a interdit les vols internationaux au Kurdistan, fragilisant davantage l’économie locale. Notons également que 20% de la population active de la région est au chômage, sans allocation ou aide sociale, et que certains foyers ne disposent que de quelques heures d’électricité par jour.
Une société civile désillusionnée
Pendant ce temps, les familles Barzani et Talabani ont continué d’accumuler d’imposantes richesses et d’occuper des postes clés au sein du GRK. Les écarts se sont creusés entre les groupes sociaux, contribuant à alimenter les frustrations et le cynisme. À ce sujet, Adel Bakawan écrit que « le divorce semble consacré entre la nouvelle génération majoritairement défavorisée et l’oligarchie des partis politiques ».
C’est dans ce contexte que les Kurdes irakiens se sont prononcés sur leur avenir politique le 25 septembre dernier. Symbole de la division, les appuis variaient selon les régions : alors que l’enthousiasme était général à Erbil et que peu osaient critiquer la démarche de Barzani, les habitants de Sulaimania étaient beaucoup plus sceptiques et réfractaires, et ce, même si le PDK et l’UPK s’étaient préalablement mis d’accord pour plébisciter le référendum. Goran, de son côté, demeurait neutre. Le taux de participation aussi révèle cette fracture régionale : plus de 85% à Erbil et Dohok contre 50% à Sulaimania. Comme s’il s’agissait d’une façon de dire aux vieux partis que, dans certaines régions, « nous ne vous faisons plus confiance ».
Protestation difficile à crier haut et fort, cependant, car les critiques sont régulièrement réprimées, comme l’a déjà démontré Human Rights Watch en dénonçant l’emprisonnement arbitraire de journalistes et d’opposant·e·s à Barzani. Le PDK contrôle d’ailleurs une bonne partie des médias kurdes irakiens : télévision, radios et journaux. En décembre 2017, des milliers d’étudiant·e·s, d’enseignant·e·s et de fonctionnaires ont manifesté dans la région de Sulaimania pour demander la démission de l’ensemble du GRK, accusé de népotisme et de corruption. Bilan : des sièges de partis politiques incendiés, des centaines de personnes arrêtées, plus de 100 blessés et au moins 5 morts du côté des manifestant·e·s.
Les territoires perdus
Quelques semaines après la tenue du référendum, à la mi-octobre, l’armée irakienne, aidée par des milices chiites liées à Téhéran (Hachd al-Chaabi), a repris en quelques jours la quasi-totalité des territoires disputés entre Bagdad et Erbil, mais néanmoins contrôlés depuis 2014 par les Kurdes. Kirkouk, ville pétrolière (la moitié des revenus du GRK provenait de ses puits), la « Jérusalem kurde », revendiquée de longue date, est ainsi retournée dans le giron irakien. L’avancée des troupes irakiennes et des milices chiites dans cette région a entraîné nombre d’exactions face aux civils : exodes forcés, pillages, maisons brûlées, attaques violentes, etc. Les témoignages de civils kurdes en colère ont été relayés par différents médias. Alors qu’il représentait un Kurdistan de plus en plus isolé, désuni et désillusionné, Massoud Barzani démissionnait de ses fonctions le 29 octobre.
Quelques questions demeurent face à l’initiative référendaire. Était-ce une réelle opportunité pour les Kurdes de mettre fin à l’injustice du Traité de Lausanne (1923) et de sortir d’un siècle de domination et de colonialisme pour enfin obtenir leur toit politique ? Était-ce, comme se demande l’auteure kurde Choman Hardi, une tentative désespérée d’un homme politique de plus en plus contesté et en fin de régime [2] ? Barzani souhaite-t-il, en effet, détourner l’attention sur l’incapacité du GRK à établir un système basé sur la démocratie et à assurer la sécurité économique de son peuple ? Est-ce que ceux qui faisaient la promotion du référendum savaient que l’indépendance était difficilement réalisable dans le contexte local, régional et international ? Barzani, qui rêvait d’inscrire son nom dans l’Histoire comme le père fondateur d’un État kurde indépendant, aura définitivement raté sa sortie.
Sans aucun doute, la grande majorité des Kurdes, peu importe où ils et elles vivent, rêve d’indépendance. La question est de savoir de quel genre d’indépendance.
[1] Le 27 décembre 2017, le gouvernement irakien a annoncé qu’il s’apprêtait à verser les salaires directement aux fonctionnaires kurdes, évitant ainsi de transférer les sommes à Erbil, comme c’était le cas auparavant.
[2] Barzani n’avait plus de mandat officiel depuis 2015 et le Parlement d’Erbil ne fonctionnait plus.