Mémoire des luttes
Le Deuxième front a 50 ans
Retour sur un jalon inspirant de l’histoire du syndicalisme
En 1968, le président de la Confédération des syndicats nationaux (CSN), Marcel Pepin, présente en congrès son rapport moral intitulé Le deuxième front. Revenir aujourd’hui sur ce document important offre une occasion unique de mettre en perspective quelques-uns des enjeux qui interpellent encore le syndicalisme québécois.
À la fin des années 1960, sous l’influence notamment de sa direction, la CSN déploie des ressources importantes autant pour clarifier son analyse du système économique en vigueur que pour combattre ses effets délétères. Le deuxième front constitue, à n’en point douter, une critique acérée des méfaits du capitalisme ainsi qu’une invitation très nette à chercher les moyens de dépasser ce système.
Le rapport de Marcel Pepin découle d’une analyse de classe manifeste. La description qu’il propose des rapports de force dans la société québécoise identifie deux camps résolument opposés : d’un côté « le peuple », victime d’exploitation, et de l’autre « les classes dominantes », parfois simplement désignées comme « les possédants », « les riches » ou « les exploiteurs ».
La relation farouchement antagonique liant ces deux camps exclut d’emblée la recherche d’accommodements ou de compromis avec « la classe possédante ». Il faut, écrit le président de la CSN, « viser le système d’exploitation dans son ensemble » afin, ultimement, de le remplacer. « C’est la population laborieuse elle-même qui doit s’imposer dans l’histoire et bâtir la société qu’elle veut. »
Le rapport expose les tares et les « maléfices » du système capitaliste : la crise du logement, les pratiques usuraires des sociétés de crédit, la « danse des profits » conduisant à l’accumulation scandaleuse des richesses aux mains d’une poignée de puissants, la fiscalité complaisante à l’égard des entreprises et des riches, les carences évidentes observées au chapitre des mesures sociales et des services publics, etc. Cinquante ans plus tard, la pertinence du diagnostic laisse pantois.
Acteurs et nature de l’action
Autre source d’étonnement : l’évolution sur 50 ans de l’identité de l’acteur collectif de référence. Plutôt que de privilégier l’organisation syndicale ou ses membres, le rapport voit dans les classes populaires (prises comme un tout) l’acteur élu, porteur de l’horizon d’émancipation sociale. Les contours de la centrale s’estompent au profit du peuple et de son bien-être, véritable raison d’être de l’action syndicale.
Le deuxième front offre d’ailleurs une critique décapante du corporatisme syndical. Marcel Pepin s’inquiète énormément de l’image projetée par les syndicats qui, aux yeux de la population, ne mèneraient plus la lutte pour la justice sociale « avec un grand J ». Il rappelle avec justesse que si les organisations syndicales veulent rétablir la connexion avec la base militante, elles doivent remettre au cœur de leur action le combat social aux côtés des catégories exploitées (voir encadré).
Le rapport permet aussi d’aborder l’enjeu crucial de la prise du pouvoir par les secteurs numériquement les plus importants de la société. Il insiste en outre sur l’urgence de « former la population des travailleurs à une action politique autonome, collective, bien identifiée aux classes laborieuses ». Le président, dans cette optique, se penche sur une panoplie de moyens à mettre en œuvre pour étendre avec succès le pouvoir du peuple jusque sur le terrain politique.
Il propose d’abord la création de comités d’action politique « par comtés et par quartier » ; ensuite, l’investissement dans la formation politique des membres, en dotant la centrale d’infrastructures dédiées à cette tâche ; enfin, la poursuite d’un travail sur le plan des idées, voué à « faire concurrence au monopole idéologique de la classe dominante, en procédant systématiquement à une critique sociale, économique et politique absolument indépendante ». L’expérience courte mais intense d’un parti politique municipal d’origine populaire et citoyenne, le Front d’action politique (FRAP), sera une suite tangible de cette nouvelle action politique à la CSN.
Que reste-t-il du Deuxième front ?
Aujourd’hui, la notion de second front n’est pas disparue du discours syndical, mais sa signification tend à être réduite à un simple déploiement de l’action syndicale vers un espace de lutte situé au-delà de la sphère du travail. Bien qu’il ne soit pas faux, cet usage de la notion de second front à la CSN évacue généralement la grille d’analyse qui la sous-tendait au départ, à savoir une critique frontale de l’ordre régnant et la recherche résolue des voies de son dépassement.
L’espace de lutte par-delà la sphère du travail demeure présent, via les conseils centraux par exemple, mais la posture anticapitaliste a été remplacée par une logique d’accommodement avec ce système. L’analyse de classe a cédé le pas à une conception néo-corporatiste des rapports avec le patronat et l’État, en vertu de laquelle le syndicalisme s’institutionnalise et prétend à un certain rôle de copilote des grandes orientations économiques et politiques de la société québécoise.
Même si ce paradigme néocorporatiste tend à s’effriter actuellement, parce qu’attaqué par les gouvernements successifs et leurs alliés naturels, il reste encore le cadre définitoire de l’horizon sociopolitique des centrales, dont les leaders aimeraient tant voir leur statut de partenaires restauré. Les directions des centrales cherchent à retrouver le paradis perdu, c’est-à-dire être cooptées, comme aux belles heures de la concertation, à la fin du 20e siècle.
En définitive, c’est ce qui semble tenir lieu de projet de société, en lieu et place des orientations socialisantes des années 1960 et 1970 : être cogestionnaire des grandes mesures sociales, budgétaires ou créatrices d’emploi, impulsées par l’État et validées par le patronat.
Or, alors que le néolibéralisme poursuit inlassablement – et avec succès – son offensive, à la faveur du 1% et aux dépens des 99%, les orientations contenues dans Le deuxième front retrouvent en grande partie leur sens, a fortiori quand le paradigme néocorporatiste ne livre presque plus ses fruits, comme on a pu le constater dans le secteur public, après trois rondes de négociation navrantes.
Peut-être serait-il pertinent de soumettre à nouveau à la discussion, directement auprès des membres, certaines des pistes envisagées dans Le deuxième front. Au minimum, le projet de société de la CSN, qui mérite d’être périodiquement revisité, pourrait faire l’objet d’une ré- appropriation par les syndicats locaux, en assemblée générale, ce qui n’a pas été fait au cours des dernières décennies.