Comment le président Morsi a perdu sa légitimité

No 052 - déc. 2013 / janv. 2014

Aux sources de la controverse actuelle en Égypte

Comment le président Morsi a perdu sa légitimité

Version intégrale de l’article en kiosque

Rachad Antonius

Ceux et celles qui ont visité l’Égypte au courant de l’été 2013 ont pu sentir une fébrilité populaire sans précédent et un engagement intense des gens ordinaires dans les affaires politiques. Ce climat a vu aussi s’exprimer une hostilité d’une rare intensité envers l’Association des Frères musulmans, politiquement isolés, dans tous les secteurs de la société. La pétition du mouvement Tamarrod (Rébellion), lancée au courant du printemps 2013, a reçu plus de vingt millions de signatures, et l’étendue de la mobilisation populaire du 30 juin était sans précédent dans l’histoire égyptienne.

Les citoyens et citoyennes retiraient de ce fait leur confiance au président Morsi et demandaient des élections anticipées. On connaît la suite : l’armée est intervenue et a déposé le président Morsi. Mais comment en est-on arrivé là ?

Une représentativité aux assises fragiles

Durant l’année de sa présidence, le président Morsi a posé des gestes qui ont érodé sa légitimité et certains observateurs estiment que sa présidence était même devenue illégale et non pas simplement illégitime.

Pour commencer, l’élection elle-même qui l’a amené au pouvoir mérite quelques commentaires. Sur les 51,7 % de voix obtenues par Morsi au deuxième tour contre Ahmed Shafik, plus de la moitié lui avaient été données par des personnes qui ne partageaient pas son orientation religieuse ou politique, mais qui ne souhaitaient pas voir un ancien du régime Moubarak prendre les rênes du pays. Morsi était donc, en quelque sorte, un président de coalition. Il en était conscient et avait promis d’associer au pouvoir les courants qui étaient contre le régime déchu de Moubarak.

Effectivement, il nomma des conseillers issus des minorités sociales et politiques : des Coptes, des femmes, des gens proches de syndicats et des personnes de tendance libérale. Mais très vite ces conseillers et conseillères réalisèrent qu’ils n’étaient pas consultés et qu’on ne leur avait pas donné les outils leur permettant de remplir leurs fonctions. Il s’avéra que Morsi faisait beaucoup plus appel à l’Association des Frères musulmans qu’aux personnes qu’il avait nommées pour la frime. Si ce comportement avait éveillé une certaine méfiance, il ne s’agissait pas encore de perte de légitimité.

La contre-révolution au pouvoir

En novembre 2012, Morsi a émis une déclaration constitutionnelle en vertu de laquelle il s’arrogeait des pouvoirs étendus (certains disent : supérieurs à ce que Moubarak n’avait jamais eu) et qui mettait ses décisions passées et futures hors de portée de la contestation juridique potentielle de la Haute Cour constitutionnelle. Cette déclaration a entraîné des critiques virulentes, et ceux et celles qui avaient participé activement à la chute de Moubarak commençaient à se dire que Morsi ne représentait plus la révolution, mais la contre-révolution.

Le débat sur la nouvelle constitution a lui aussi été une cause de perte de légitimité. Le comité chargé de proposer une nouvelle constitution avait été noyauté par les Frères musulmans (FM) et les salafistes, et petit à petit les autres courants s’étaient retirés de ce comité. Les islamistes avaient réussi à garder la référence à la charia comme la source principale de la législation dans l’article 2, mais il n’y avait pas eu d’accord sur la définition plus précise de ce qui constituait celle-ci. Lorsque le texte de la nouvelle constitution fut soumis à un référendum, les observateurs s’aperçurent que l’article 219 avait été ajouté sans consultation et qu’il donnait une interprétation très large à la charia, ouvrant ainsi la porte à une islamisation profonde du système juridique. Ces manipulations coûtèrent au régime une baisse d’appui populaire ainsi que l’hostilité des milieux juridiques.

Deux autres éléments ont eu un rôle important dans la chute de légitimité de Morsi : les liens des FM avec les groupes djihadistes violents ainsi que leurs propres agressions contre des citoyen·ne·s qui s’opposaient à eux, et surtout la mainmise graduelle et tentaculaire des FM sur les institutions de l’État.

Selon l’avocat Amir Salem, un opposant de longue date du régime Moubarak emprisonné neuf fois par le régime de ce dernier, la collaboration des FM avec des djihadistes étrangers avait commencé dès le début de la révolte populaire, le 25 janvier 2011. À ce moment-là, des groupes armés avaient attaqué onze prisons simultanément et avaient permis l’évasion de 34 dirigeants des FM (dont Morsi), ainsi que celle de près de 2 000 islamistes et de 24 000 prisonniers de droits communs. Mais l’étendue de ces liens a été graduellement révélée quand Morsi a fait annuler les accusations contre des islamistes condamnés pour violences et nommé certains d’entre eux à des postes importants. La nomination au poste de gouverneur de Louxor d’Adel Mohamed Al-Khayat – condamné pour avoir dirigé le groupe qui avait tué 58 touristes, justement à Louxor, en 1997 – a été l’une de ces actions qui a précipité la chute de Morsi (le gouverneur a dû démissionner sous la pression populaire). De plus, des milices associées au FM ont tiré sur les manifestantes et manifestants opposés au régime du Président Morsi à de nombreuses reprises, tuant plusieurs citoyen·ne·s, notamment en décembre 2012.

Très rapidement après son élection, Morsi nomma des membres de l’Association des FM à des postes stratégiques de commande dans beaucoup d’institutions de l’État : institutions culturelles, médias, conseils d’administration d’institutions para-gouvernementales, etc. Sous prétexte d’évincer les « restants » (fouloul) du régime Moubarak, Morsi faisait main basse sur les institutions de l’État pour le compte des FM.

Ce fut néanmoins le rassemblement au Stade du Caire sur la Syrie, en juin 2013, qui porta le coup fatal à la légitimité de Morsi. Entouré de prédicateurs islamistes radicaux, il a invité la population égyptienne à faire le djihad en Syrie. Les prédicateurs qui l’entouraient ont invoqué la nature chiite du régime de Damas et fait des appels au meurtre contre l’ensemble des chiites. Quelques jours plus tard, une foule en colère se dirigeait vers un petit centre chiite en banlieue du Caire et procéda à un lynchage public de quatre personnes, dont le dirigeant du centre, tuées à coups de pied et de pierres. Cet épisode a tourné les Égyptiens et Égyptiennes encore plus contre le régime du président Morsi, ne se reconnaissant plus dans ce sectarisme violent. De plus, la classe politique égyptienne ainsi que l’armée ne voyaient pas d’un bon œil cette nouvelle orientation de la politique étrangère égyptienne ni son engagement auprès des djihadistes en Syrie.

Il faut ajouter à ces facteurs la crise économique que vivait l’Égypte et les nombreuses difficultés que la population vivait et qu’elle attribuait à l’incompétence du régime Morsi.

Une conception étroite de la démocratie

Au-delà de ces détails (fort importants par ailleurs !), une critique de fond était adressée au régime par des courants et des forces politiques divers, incluant des courants islamiques conservateurs et d’anciens Frères musulmans. On reprochait à Morsi de ne pas se comporter en président de l’État, mais en délégué de l’Association des Frères musulmans, en charge du dossier « Égypte ». Sa conception même de l’identité égyptienne et de la démocratie était fortement critiquée. Pour lui, la démocratie s’arrêtait aux élections. Une fois élu, il ne sentait pas qu’il devait quoi que ce soit à ceux qui l’avaient élu mis à part les Frères musulmans. Ces derniers considéraient que la présidence « leur » appartenait et que c’était à eux qu’on la « volait », ce qui justifiait à leurs yeux toutes les violences qu’ils exerçaient contre ceux et celles qui n’étaient pas membres de leur organisation et qu’ils accusaient de soutenir l’armée.

De plus, leur idée de l’identité égyptienne est avant tout une conception religieuse islamique, les non-musulmans étant « tolérés » dans la mesure où ils et elles ne contestent pas leur contrôle hégémonique. La profondeur de cette conception a été confirmée après la mise à l’écart de Morsi : dans les jours qui ont suivi, les groupes islamistes, avec la participation directe des FM, ont attaqué et incendié une soixantaine d’églises coptes à travers le territoire, ainsi qu’une quarantaine d’institutions (écoles, centres communautaires) appartenant aux Coptes ; ils ont également tué un certain nombre d’entre eux uniquement sur la base de leur identité religieuse.

Un long combat à venir

Alors, l’intervention de l’armée constitue-t-elle un coup d’État ? Il faut considérer les éléments qui diffèrent de la définition classique d’un coup d’État. (1) Il y a eu un vote massif de non-confiance envers la présidence. (2) Le régime Morsi n’était plus légitime, et sous certains aspects il n’était plus légal. (3) Après la mise à l’écart de Morsi, le haut commandement de l’armée n’a pas mis un militaire au pouvoir, mais il a nommé comme président par intérim le juge en chef de la Haute Cour constitutionnelle (dont c’est la fonction en cas de crise), lui confiant la mise en place d’un processus d’élaboration et d’adoption d’une nouvelle constitution, ainsi que l’organisation d’élections législatives et présidentielles. Ce sont ces arguments qui ont amené l’écrasante majorité des Égyptiens et Égyptiennes à considérer que l’armée n’avait pas fait un coup d’État, mais avait exécuté la volonté populaire et avait au contraire sauvé le pays du désastre dans lequel l’entraînait le gouvernement Morsi.

Cela dit, l’engouement actuel pour le général Al Sissi est délétère. À la faveur de cette popularité, des pratiques répressives se sont généralisées avec impunité et le dernier projet de loi visant à lutter contre le terrorisme, présenté au début novembre 2013, est tout simplement liberticide, car il élargit la notion de terrorisme de telle sorte que toute activité de contestation peut être criminalisée en tant que « terroriste ». Il y a là une dérive dangereuse, qui aurait dû être prévisible selon ceux et celles qui ont critiqué l’armée dès le début de son intervention.

Par ailleurs, le processus d’élaboration de la constitution par un comité incluant tous les secteurs de la société égyptienne, y compris les tendances religieuses (mais pas les FM qui ont refusé d’y participer) est en cours. Les élections législatives sont prévues pour le début de 2014 et elles devraient être suivies par des élections présidentielles. Cependant, la violence répressive de l’armée, en réponse à la violence « révolutionnaire » des FM continue et elle risque bien de s’étendre à d’autres forces politiques à mesure que la situation se détériore. Dans ce cycle de violence et d’instabilité, l’espoir reste que le processus de démocratisation se poursuive, mais les Frères musulmans porteront pour longtemps la responsabilité ultime de la violence qui est en cours et qu’ils ont amorcée. L’armée aura à répondre, elle aussi, des violences qu’elle a commises. Bref, le processus révolutionnaire est à peine entamé et il aura à affronter les diverses contre-révolutions et les instrumentalisations dont il aura fait l’objet. La lutte pour la démocratie est loin d’être finie.

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