Éditorial du no 52
Vaincre Harper, pour quoi ?
Depuis son arrivée au pouvoir en 2006, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a fait preuve d’une incroyable violence à l’endroit des institutions, des peuples et de l’environnement du Canada. Musellement des scientifiques, mépris des Autochtones, propagande militariste et monarchiste, appui aveugle au colonialisme israélien, bâillonnement des groupes de femmes et de coopération internationale, exploitation autodestructrice des sables bitumineux albertains, opacité à l’endroit des journalistes, durcissement des peines à l’endroit des criminel·le·s, tergiversations autour du droit à l’avortement et de la peine de mort, lois antisyndicales, attaques sauvages à l’endroit de Radio-Canada, saccage de l’assurance-emploi... la liste est longue et terrifiante.
Or, c’est un tout autre enjeu qui affaiblit actuellement les conservateurs : les allocations de dépenses de quelques sénateurs. Trois ex-membres du caucus conservateur se seraient illégalement fait rembourser des dépenses de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Maintenant que Brazeau, Duffy et Wallin ont été suspendu·e·s sans salaire – mais avec leurs bénéfices –, les regards se tournent vers le bureau du premier ministre pour savoir quel fut le rôle de ce dernier dans cette affaire. Et si Harper savait ? Et s’il avait collaboré ?
Comment expliquer que ce soit une histoire presque banale de dépenses injustifiées qui porte atteinte à la toute-puissance du gouvernement Harper ? Sans doute que la grogne de la base conservatrice y est pour quelque chose. Les militant·e·s du parti n’ont que faire des sans-emploi des Maritimes, mais poussent les hauts cris dès que leurs précieuses taxes sont dépensées injustement. Les divisions internes portent atteinte à la discipline de fer qu’avait réussi à imposer Harper au sein du Parti conservateur.
Si on peut se réjouir de voir l’unité conservatrice fragilisée et la légitimité de Harper atteinte, on ne peut qu’être consterné de voir les partis d’opposition se complaire dans cette critique relevant davantage de la realpolitik que de la défense d’une véritable alternative sociale. Le Nouveau Parti démocratique notamment, pour qui le terme de socialisme est officiellement devenu un mot sale en avril dernier lorsque les membres ont accepté de retirer le terme de la constitution du parti, saute à pieds joints dans la rhétorique de la défense de la « saine gestion » dans l’espoir d’y gagner en crédibilité... et en votes. La possibilité d’aller chercher du capital politique semble plus rentable que de s’attaquer aux véritables problèmes.
De même, on peut célébrer ce qui pourrait être le début de la fin du sombre règne conservateur, mais il nous faut demeurer extrêmement vigilant·e·s en ce qui a trait à la suite des choses. Ces dernières années, les fortes poussées des indigné·e·s de tout acabit, lorsqu’elles ont abouti à un changement de gouvernement, ont plus souvent qu’autrement mené à un « plus ça change, plus c’est pareil ». En Tunisie, en Égypte, mais aussi en France et au Québec – de façon moins prononcée et avec des conséquences moins dramatiques –, l’élite néolibérale a pris acte de l’usure de la faction politique locale la plus autoritaire et a réussi à s’assurer la docilité de la solution de rechange. Les islamistes ont poursuivi les mesures d’austérité, Hollande ne dit plus un mot contre la finance qu’il qualifiait pourtant de « véritable adversaire » quelques mois avant d’être élu, et le gouvernement Marois cède tranquillement au pétrole albertain, aux gens d’affaires et aux marchés financiers en nous distrayant et nous divisant à grands coups de charte. Rien ne nous porte à croire que la situation serait différente si le prochain ministre du Canada s’appelait Trudeau ou Mulcair.
Il nous faut profiter de l’affaiblissement du gouvernement pour l’attaquer sur nos propres bases. Les Autochtones de Elsipogtog au Nouveau-Brunswick, qui se battent courageusement contre l’exploitation des gaz de schiste, ont besoin de notre appui. La lutte vers un Québec et un Canada post-pétrole devrait être une priorité, d’autant plus qu’il apparaît possible de faire éclater la bulle pétrolière albertaine si le pipeline Keystone, destiné au marché américain, et ceux se dirigeant vers l’est du pays étaient tous rejetés. Les syndicats québécois et canadiens ont besoin de nos énergies pour contester fermement la brutalité des projets de loi liberticides à leur endroit. Et nous devons investir massivement le Forum social des peuples (Canada/Québec/Premières Nations) qui se tiendra à Ottawa en août 2014.
Se contenter d’être contre Harper n’est pas suffisant ; il nous apparaît beaucoup plus prometteur de travailler à bâtir un véritable projet politique progressiste, pluraliste, féministe et écologiste, au fil des luttes en cours et à venir.