International
Qu’est-ce que le terrorisme ?
Nul n’est à l’abri du terrorisme, dit-on désormais. Les guerres censées l’éradiquer ayant lamentablement échoué, il menacerait aujourd’hui les sociétés les mieux sécurisées. Mais que recouvre le terme « terroriste » exactement ? On dit qu’il est une violence aveugle dirigée contre des civils – c’est là une première réponse. Mais afin d’aller plus loin, inversons la question : quelles formes de violence comptent aujourd’hui comme « actes terroristes » et quelles formes échappent à cette catégorie ?
La triste explosion survenue le 15 avril 2013 au fil d’arrivée du marathon de Boston a laissé derrière elle trois victimes civiles. Le monde a condamné à l’unisson ce qui est apparu à chacun comme un détestable « acte terroriste [1] ». Il n’est pas question ici de contester cette désignation. Mais pour mieux saisir ce que le terme « terroriste » met en jeu, quittons un instant le calme chic du Massachusetts. Retrouvons-nous au Liban, plus précisément dans la banlieue sud de la capitale, Beyrouth. Quatre mois jour pour jour après l’attentat de Boston (soit le 15 août dernier) une voiture piégée causait la mort de 27 personnes. L’incident est loin d’être le premier du genre. Un mois plus tôt, au même endroit, une première voiture piégée faisait plus de 50 blessés. Plus tôt en mai, deux roquettes frappaient cette même banlieue sud. Récemment encore, les services de sécurité libanais interceptaient une voiture chargée d’explosifs destinée (selon les premières analyses) à tuer, blesser et terroriser les habitants et habitantes de ce quartier à majorité chiite.
De quoi ces gens sont-ils coupables ? Essentiellement de résider, de travailler ou tout simplement de circuler dans un quartier représenté politiquement par le Hezbollah ; dans ce que la presse occidentale s’obstine à décrire comme un « fief » de ce parti [2]. Certes, on peut observer que le Hezbollah, sa rhétorique et son action militaire jouissent d’un large soutien dans ce secteur de la capitale. On peut également faire remarquer que des éléments du Hezbollah combattent en Syrie aux côtés du régime de Bachar el-Assad. Et que cette participation provoque l’ire des insurgés syriens et de leurs alliés.
Il n’empêche. L’explosion qui, le 15 août dernier, a causé la mort de 27 personnes ne visait ni les troupes du Hezbollah ni ses installations. Elle visait un quartier, autrement dit, des gens. Ce quartier, il faut le souligner, n’est pas une base militaire. C’est un bout de ville densément peuplé où chaque jour s’affairent des centaines de milliers de personnes. Des Libanais, des Syriens, des Palestiniens et des travailleurs étrangers y vivent ; d’autres s’y rendent pour travailler, pour manger ou pour se divertir avec les leurs. Comme dans les autres régions à majorité chiite, le soutien dont bénéficie le Hezbollah dans ce quartier n’est ni absolu ni exclusif : il obéit aux mêmes règles complexes d’adhésion aux idées politiques ou religieuses observables ailleurs dans le monde. Le 15 août dernier, l’horreur a interrompu ce fourmillement de personnes et d’idées ; elle continue de le menacer aujourd’hui.
Qu’est-ce qu’un civil ?
Cette violence aveugle n’est pas unique au Liban. À Londres, New York, Boston, Madrid, le terme « terrorisme » sert à la désigner. Mais pas au Liban : contrairement à la presse locale, les agences de presse européennes et nord-américaines refusent de ranger le drame sous la rubrique du terrorisme. Partout, on le décrit comme une « explosion » ou encore un simple « attentat [3] ». Pourquoi ce refus ? Sans doute parce que, par définition, le terrorisme cible – et tue – des « civils ».
Que les Libanaises et Libanais des régions chiites soient des civils comme les autres (et par conséquent des victimes de terrorisme), voilà ce que la presse occidentale persiste à nier. Ce statut légal leur fait étrangement défaut. Ils sont, dit-on, les habitants du « fief » du Hezbollah [4]. La nature de leurs liens effectifs avec le parti n’est d’aucun intérêt pour les agences de presse occidentales, sitôt qu’ils franchissent le seuil d’un quartier à majorité chiite, les Libanais sont assimilés au Hezbollah et à ses batailles. Ils l’incarnent malgré eux. Et du fait que ce parti combat l’insurrection syrienne, les voilà devenus belligérants. Ce ne sont plus tout à fait des civils. Leur mort n’est pas celle de citoyens libanais ; c’est un « coup dur » porté au Hezbollah. Subrepticement, l’acte terroriste dont ils et elles sont les victimes se voit transformé en acte de guerre.
Que recouvre donc l’étiquette « terroriste » ? Elle abrite, entre autres choses, un mystérieux pouvoir : celui de condamner certaines formes de violence de masse (Boston, New York, Mumbai) et inversement, par son absence, de transformer des actes tout aussi aveugles et meurtriers en répercussions logiques, prévisibles, banales. À travers la notion apparemment descriptive de « terrorisme » se joue la question éminemment politique de savoir quels actes de violence méritent notre indignation.
[1] « Attentat de Boston : aucune piste n’est privilégiée », Le Monde, 15 avril 2013.
[2] « L’attentat dans le fief du Hezbollah à Beyrouth a fait 27 morts », Le Monde, 17 août 2013.
[3] « Un attentat dans un fief du Hezbollah à Beyrouth fait au moins 18 morts et 250 blessés », Huffington Post, 15 août 2013.
[4] « Après deux attentats, le Hezbollah transforme son fief en forteresse », La Presse, 20 août 2013.