Dossier : Noam Chomsky, scientifique et militant
Chomsky et l’université
Les idées de Chomsky sur l’éducation en général et sur l’université en particulier sont moins connues que ses idées politiques, mais elles sont riches et stimulantes. Ce sont en outre des sujets sur lesquels il a passablement écrit. Cette fois encore, sa réflexion s’inscrit globalement dans la tradition libertaire.
Je me centrerai ici sur ses idées sur l’université, notamment parce que cette institution traverse en ce moment, un peu partout en Occident, une crise profonde aux nombreuses dimensions et que la réflexion de Chomsky aide à mieux comprendre certains des plus importants enjeux liés à cette crise et suggère même des manières de la surmonter.
L’idée d’université
Une part importante de sa réflexion et de ses analyses a pour cause immédiate et pour principal objet l’université américaine, notamment celle de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, alors que se déploie un militantisme auquel il prit une part active.
Ces analyses, Chomsky en convient, ne peuvent en aucun cas être entièrement, et sans subir d’adaptations, transposées à d’autres contextes sociaux ou politiques. Il met donc en garde contre une analyse a-historique et décontextualisée de l’université : « Il est inutile de discuter de la fonction de l’université en faisant abstraction des circonstances historiques concrètes, de même que ce serait un gaspillage d’énergie d’étudier de la sorte toute autre institution sociale. Dans une société différente, des questions totalement différentes peuvent se poser quant à la fonction de l’université et quant à savoir quels problèmes sont pressants. » Cependant, la réflexion de Chomsky met en jeu ce que j’appellerais volontiers une philosophie de l’université, dont la portée dépasse de loin la conjoncture à l’occasion de laquelle elle a été formulée.
On a souvent noté l’influence que la pensée de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), notamment par son rationalisme, son libéralisme et la place qu’elle fait à l’idée de nature humaine, a exercée sur la pensée de Chomsky. C’est encore le cas de sa réflexion sur l’université. Il n’est pas indifférent que Humboldt soit aussi le concepteur de l’Université de Berlin et c’est bien, pour l’essentiel, à la conception normative de la nature et des fonctions de l’université que ces idées commandaient déjà chez lui que Chomsky est resté profondément attaché.
L’université, disait Humboldt que cite Chomsky, « n’est rien d’autre que la vie spirituelle de ces êtres humains qui, en raison du loisir que leur procurent leurs circonstances extérieures ou en vertu d’une aspiration intérieure, sont portés vers l’étude et la recherche ». Sa capacité à permettre la satisfaction de ces aspirations humaines, rappellera Chomsky, est un indice du degré de développement d’une civilisation.
Mais Chomsky sait aussi parfaitement bien qu’une université existe dans un contexte historique, social et économique donné et que la poursuite de son idéal propre entre bien souvent en conflit avec les exigences qui lui sont faites et avec lesquelles elle doit pourtant composer. C’est ainsi que Chomsky fait remarquer que la pression sociale demande que les universités imposent des normes et des standards fondés sur des critères qui sont biaisés contre ceux qui ne possèdent pas les traits de caractère, les attitudes et les antécédents qui sont ceux des classes moyennes supérieures. Ces critères assurent le renforcement des valeurs de ces classes.
Le maintien d’un idéal et l’épreuve du réel
Pour une part significative, me semble-t-il, le grand intérêt et la puissance de la réflexion de Chomsky sur l’université tient à ce qu’il ne renonce ni à cet idéal, qu’il s’agit de défendre, ni non plus à la reconnaissance de tout le poids des modalités de son inscription, comme autant d’obstacles qu’il s’agit de lever, mais sans sacrifier à l’idéal visé. C’est en ce sens qu’il faut comprendre que Chomsky, porteur de l’idéal décrit plus haut, attaché à l’idée d’un lieu libre voué à la formulation, à la critique et à la libre discussion d’idées, aux valeurs d’objectivité, de vérité et d’honnêteté intellectuelle, restera également critique envers certaines des analyses de l’université et des pistes de solution qui furent alors avancées par une partie de la mouvance militante des années soixante, dont il reconnaît par ailleurs les mérites.
Certaines de ces analyses tendaient par exemple à conclure que ce qu’il faut, avant tout, c’est changer l’administration et la direction des universités, puisque ce seraient elles qui imposeraient à l’institution et à ses professeur·e·s l’accomplissement de certaines fonctions déplorables et anti-académiques au profit des institutions dominantes. D’autres, devant la militarisation et l’instrumentalisation de l’université, préconisent de travailler à son abolition.
Chomsky arguera que l’université reste, malgré tout, l’une des plus ouvertes et des plus libres institutions de nos sociétés – parce que la liberté et la créativité sont des conditions indispensables de l’accomplissement de sa mission propre et parce que certains des résultats ou des retombées de ce qui s’y accomplit sont potentiellement utiles, voire vitaux, pour les institutions dominantes. En ce sens, écrit-il, elle est une « institution irréductiblement parasitaire » et sa perte serait dramatique pour tous ceux et celles qui aspirent à une radicale transformation sociale. D’autant que la relative ouverture de l’université assure que ces activités y sont accomplies dans une certaine mesure au grand jour, tandis qu’elles seraient toujours accomplies à l’extérieur de l’université si celles-ci étaient abolies, mais cette fois de manière beaucoup plus occulte et sans guère de possibilité, pour le public, d’exercer sur elles un véritable contrôle.
Chomsky rappelle en outre ce fait remarquable que bien souvent rien n’y est imposé d’en haut : en d’autres termes, que c’est de leur plein gré que des universitaires font exactement ce que les institutions dominantes attendent d’eux, et cela, sans que les administrations des universités n’aient à le leur imposer de quelque manière que ce soit. C’est librement que ces sortes de « prêtres séculiers » et « experts en légitimation » se font les vecteurs de l’endoctrinement.
Projections libérantes
Chomsky proposera pour sa part de travailler à des changements qui soient plus que cosmétiques et qui viseraient d’abord et avant tout « l’état d’esprit d’une grande partie du corps professoral ainsi que les valeurs morales et intellectuelles auxquelles ses membres sont attachés » dans l’espoir que l’université, sans se dénaturer, puisse, à sa manière propre, contribuer au changement social.
On découvre aussi, chez Chomsky, le souci d’un engagement concret, d’une incessante confrontation avec la pratique et la poursuite du dialogue avec ses confrères et consœurs, étudiant·e·s, administrateurs.Il résulte de tout cela de nombreuses propositions concrètes pour une réforme de l’université et j’en évoquerai à présent quelques-unes.
Chomsky a d’abord suggéré, le plus sérieusement du monde semble-t-il, que l’on nomme de son vrai nom ce qui se fait à l’université. S’agit-il de recherche militaire ou plus généralement de développement de technologies meurtrières ou dangereuses ? Qu’elles soient nommées sur le campus, sous une bannière assez explicite pour que chacun sache parfaitement ce qui se déroule dans les départements concernés. On aurait ainsi des Départements de la mort et, pourquoi pas, des Départements de justification de la pollution.
Par ailleurs, et avec raison me semble-t-il, il a suggéré que les thèses de doctorat ne devraient pas de manière trop rigide n’être toujours que le fruit de contributions individuelles, être restreintes par des échéances immuables, être confinées à des objectifs limités et à des objets de recherche conventionnels et peu propices à la spéculation. De telles contraintes, dira-t-il, produisent de la recherche triviale et peuvent conduire des universitaires à consacrer leurs carrières à de banales modifications de travaux déjà accomplis.
Arguant que les cloisonnements disciplinaires et la division même de l’université en départements pouvaient contribuer à l’occultation de certaines questions et de certains problèmes, il a suggéré diverses formes de ce qu’on pourrait appeler de la transdisciplinarité. Par exemple, les étudiantes et étudiants des cycles supérieurs devraient être incités à défendre la pertinence de leur champ de recherche devant une perspective critique qui n’admet pas d’emblée les prémisses et les limites que se donne toute discipline. Au sein de l’université, les philosophes lui semblent tout particulièrement bien formés pour accomplir cette tâche et il faut les encourager à le faire, tout particulièrement avec les étudiant·e·s en sciences humaines et sociales.
Chomsky a également insisté sur l’importance de la mission d’éducation de l’université, rappelant qu’elle est, « du point de vue de la société, plus importante encore que sa mission de recherche et certainement beaucoup plus importante que celle de servir les intérêts du gouvernement ou de l’industrie ». Il a pour sa part, et longtemps, offert au MIT un enseignement libre et parallèle, ouvert à tous et qui fut extrêmement populaire. Bien entendu, il a encore souhaité l’intervention des universitaires dans les débats et combats de leur temps – exprimant à l’occasion une nostalgie d’un temps pas si éloigné où « […] bien des scientifiques […] se sont activement engagés dans la culture vivante de la classe ouvrière de leur temps, s’efforçant de pallier la discrimination de classe opérée par les institutions culturelles par des programmes d’éducation populaire et par des livres de mathématiques, de sciences et d’autres sujets encore destinés au grand public ».
Chomsky a suggéré aux universitaires bien d’autres moyens de défendre l’université. Tous visent à permettre que soit préservée l’intégrité intellectuelle de la communauté académique et à défendre l’indépendance de l’université contre ces facteurs qui pourraient inciter des universitaires à trahir la liberté académique – Chomsky nommera : l’accès à l’argent et au pouvoir ; le monolithisme idéologique ; le fait de se concentrer sur des problèmes triviaux qui intéressent des professions ; et la tendance, particulièrement dans certaines sciences du comportement, à se livrer à des expérimentations sur tout et n’importe quoi, sans se soucier des conséquences pour les êtres humains.
Question de Normand Baillargeon
Quels sont à vos yeux les avantages et les dangers de ces Massive Online Open Courses (ou MOOC [1], autrement dit : cours en ligne offerts à un grand nombre de personnes), dans lesquels plusieurs universités s’engagent activement en ce moment ?
Réponse de Noam Chomsky
Il y a en effet des avantages et des dangers et ce qui l’emportera dépendra de la manière dont les options sont déployées et mises en œuvre. Tout le monde applaudit, par exemple, au fait qu’une personne n’ayant jamais fréquenté l’université puisse écouter des cours sur des sujets importants ; et tout le monde admettra aussi que même avec le meilleur des professeurs, on manquera une bonne part de la richesse que peut offrir une formation universitaire : le contact direct avec des pairs et avec des professeurs, l’accès aux bibliothèques, des occasions de travailler en équipe avec d’autres, etc.
Ou encore, prenez un cours universitaire dispensé sous la forme d’un MOOC par une professeure ou un professeur éminent. Cela présente des avantages, tout comme le fait d’étudier un très bon manuel ou les résultats de la recherche. Mais ces avantages peuvent tourner au vinaigre si ces cours font en sorte que le ou la professeure ne joue plus ce rôle de premier plan qui doit être le sien de proposer à la classe des contenus similaires, mais adaptés aux besoins spécifiques des personnes engagées dans cette activité : les étudiant·e·s et les professeur·e·s.
Il y a même des problèmes pour les institutions qui offrent ces cours et certains d’entre eux ont été rappelés par l’ancien chef du département de mathématiques de ma propre université, le MIT. C’est un département remarquable, mais, comme il l’a souligné, il pourrait bien être mis à mal par les MOOC. Supposez qu’un des meilleurs professeurs du département offre, selon la formule des MOOC, un cours qui est suivi dans quelque université – dont les professeur·e·s deviennent alors, en pratique, des aides-enseignant·e·s. Une des conséquences serait l’élimination d’occasions de recherche et d’enseignement pour les étudiantes et étudiants diplômés du département du MIT, puis le déclin d’un prestigieux département.
Ce ne sont là que des exemples, parmi de nombreux autres. De tels programmes doivent être mis en place en portant une très grande attention à leurs possibles effets. Mais cela a peu de chances de se produire au moment où le modèle entrepreneurial se répand de plus en plus dans l’enseignement supérieur.
[1] Sur les MOOC, voir Normand Baillargeon, « Les limites de l’enseignement à distance », À bâbord !, no 49, avril-mai 2013.