Dossier : Noam Chomsky, scientifique et militant
Libérer la nature humaine
Les fondements de la pensée politique de Chomsky
Noam Chomsky critique depuis cinquante ans le capitalisme d’État en général et la politique étrangère des États-Unis en particulier. Il interprète la rhétorique politique et ses effets concrets sous un angle socialiste libertaire ou anarchiste. En effet, Chomsky adhère à un grand principe : la vie humaine a une valeur en elle-même. Son inspiration, il la puise dans la lutte de Bertrand Russell pour que la société « […] valorise les choses autrement que sous un rapport de domination et que les citoyens deviennent ainsi de sages membres d’une collectivité libre […] par l’association de la citoyenneté et de la liberté de créativité individuelle […] [1] ».
La critique des États-Unis
La critique de Chomsky est centrée sur la domination et l’exploitation sous toutes leurs formes. Étant donné que les États d’aujourd’hui, quelle qu’en soit leur forme, regroupent des élites et protègent les privilèges acquis, il est important de jeter la lumière sur les activités de l’État qui ne font pas progresser cette « liberté de créativité individuelle » pour tous les citoyens et toutes les citoyennes, et pas seulement pour la population états-unienne.
Chomsky s’attaque principalement à la politique étrangère des États-Unis – même s’il lui est arrivé de critiquer les actes d’autres États occidentaux, notamment le Royaume-Uni –, et ce, pour trois raisons. D’abord, nombreux sont ceux qui croient que ses critiques de la politique états-unienne soit sont un moyen de justifier les atrocités commises par ceux qu’on appelle les États voyous, soit n’ont simplement aucun effet. Chomsky est un intellectuel et un universitaire engagé qui, conformément à sa vision des choses, a des responsabilités sociales. En tant que citoyen états-unien en position socialement privilégiée, il choisit d’user de son influence. Les États-Unis sont une démocratie, ce qui lui permet de formuler ses objections qui mettent au jour certains des éléments les plus destructeurs de la politique gouvernementale et en atténuent parfois la portée. Ensuite, le fait qu’il ait choisi de parler principalement des États-Unis montre que la politique étrangère états-unienne a pour lui beaucoup d’influence. Les décisions de l’administration des États-Unis peuvent en effet toucher des millions de personnes et alimenter les conflits entre puissances mondiales. Donc, bien qu’il conçoive que d’autres dirigeants dans le monde, y compris de pays en développement, fassent des choses horribles, les actions de Washington auront fort probablement un effet plus important. Enfin, Chomsky a choisi la politique étrangère états-unienne parce qu’il est d’avis que, dans le monde universitaire, la politique intérieure fait déjà l’objet de nombreuses critiques. Il veut ainsi rééquilibrer les choses [2].
Un socialisme sans Marx
Le socialisme libertaire de Chomsky s’inspire de Humboldt et de Rocker, mais pas de Marx, car, selon lui, c’est depuis longtemps l’effet du pouvoir centralisé sur les forces productives et non le matérialisme historique qui a créé et entretenu le capitalisme. Comme le fait voir Rocker, le développement des secteurs industriels en Europe est un produit d’un favoritisme extrême qui a fait d’eux de véritables monopoles. Le capitalisme est le produit non pas de l’avènement des forces productives, mais de l’effet du pouvoir centralisé sur ces forces. Sans pouvoir centralisé, le capitalisme aurait été impossible et n’aurait pas survécu. Dans cette optique, si la forme de l’État actuelle est détruite, le capitalisme en viendrait à disparaître.
L’anarchisme de Chomsky est une forme libertaire de socialisme. Pour lui, la société idéale est une société socialiste : l’organisation sociale est au mieux lorsqu’elle est égalitaire et juste. Cependant, l’égalité est à la fois une fin et un moyen et ne doit jamais être atteinte par des méthodes autoritaires. La liberté est au cœur de la civilisation humaine si l’objectif ultime est que la société traite tout le monde de la même manière et qu’on valorise du même coup les différences. La fin ne justifie jamais les moyens. Chomsky doute qu’on ne soit jamais capable d’atteindre la société idéale. Bien au contraire, quelle que soit la forme d’organisation sociale que l’humanité connaîtra, il faudra demeurer vigilant, car de nouvelles formes de domination auront toujours tendance à apparaître.
La critique des organisations sociale et politique de Chomsky relève d’une conception normative des choses et d’une interprétation de la nature humaine. D’après lui, toutes les critiques, favorables ou non, vis-à-vis des formes sociales doivent logiquement se baser sur ce qu’on considère être bon pour les êtres humains : « […] s’il y a un aspect moral à ce que nous défendons, c’est parce que nous croyons ou espérons croire que le changement pour lequel nous militons constitue une amélioration pour le genre humain en fonction de la nature même de l’être humain [3]. »
Un essentialisme non déterministe
Pour Chomsky, la nature humaine possède quatre grandes caractéristiques. Premièrement, et c’est le fondement même de sa réflexion, les humains ont un instinct de liberté. Par « instinct de liberté », on ne fait pas référence à la quête de l’autonomie individuelle inhérente à la vision libérale de l’être humain. Il s’agit plutôt d’un désir de création naturel qui, si rien n’y fait obstacle, tend à engendrer la coopération, la complicité et l’interdépendance. Ce désir de création, la deuxième caractéristique humaine, peut s’épanouir lorsque les ressources sont collectives au lieu d’appartenir à des intérêts privés et d’être soumises à leur domination. Chaque personne est à la fois productrice et consommatrice : il serait donc inutile d’obliger les gens à faire des tâches fastidieuses ou ennuyeuses. En effet, la science, la technologie et l’intellect peuvent être mis à profit pour effectuer des tâches et créer des produits dignes d’intérêt au lieu de quantités pléthoriques de produits bas de gamme qui dépendent d’esclaves salariés prêts à faire docilement le travail. Lorsque des compromis sociaux sont nécessaires, Chomsky croit que les collectivités locales pourraient prendre leurs décisions de manière intelligente et rationnelle. La rationalité, notre capacité à raisonner, est la troisième caractéristique de la nature humaine. Si les ressources et les connaissances sont mieux réparties, les humains seront, dit-il, capables de s’entendre et de faire des choix judicieux en fonction des circonstances.
Cette interprétation essentialiste de la nature humaine est fondée sur une quatrième caractéristique, la capacité intrinsèque d’abduction. L’abduction est la prédisposition de l’être humain à établir des théories sur le monde social et naturel pour lesquelles nous pouvons élaborer des tests pour en assurer la logique et fournir des preuves de ce que nous avançons. C’est un processus par lequel l’esprit formule des hypothèses selon certaines règles et en sélectionne à partir de divers facteurs, notamment les preuves établies. D’autres facteurs pourraient être la logique, l’intuition et l’imagination, lesquelles permettent d’interpréter les preuves empiriques et d’expliquer les problèmes auxquels nous faisons face. C’est en nous basant là-dessus que nous cherchons donc les meilleures interprétations et explications possibles des événements sociaux et politiques.
L’interprétation des relations internationales de Chomsky ne fait pas appel à une seule vérité vérifiable concernant la nature humaine. Il croit plutôt que les interprétations des faits sociaux relèvent chacune d’une vision particulière de la nature humaine même si nous ne pourrons probablement jamais établir avec certitude ce qu’est notre nature. C’est peut-être que nous ne sommes pas faits pour nous analyser de cette manière. L’incapacité de la plus grande part des sciences sociales de reconnaître ce fait explique la critique que fait Chomsky de leur prétention à la scientificité. Chomsky est honnête quant au manque de preuves scientifiques pour appuyer sa conception (ou n’importe quelle autre conception) de la nature humaine et admet volontairement qu’il prend comme prémisse de départ son espoir en ce que l’être humain est capable de faire si les conditions sont gagnantes. Tout comme les êtres humains sont faits pour s’exprimer verbalement avec créativité tout en respectant des règles, Chomsky préfère croire que nous avons aussi l’instinct de la liberté et de la créativité.
C’est une opinion radicale, mais Chomsky n’admet que prudemment et modestement un lien flou entre ses théories linguistiques et ses écrits politiques. Selon les hypothèses sur lesquelles il a choisi de s’appuyer, il est naturel pour lui de penser que les êtres humains doivent, pour être productifs, travailler dans des conditions qu’ils ont choisies et en association volontaire avec les autres.
La vision de la nature humaine de Chomsky l’incite à militer pour une société qui privilégie la diversité et non l’homogénéité. Même s’il insiste clairement sur la capacité de l’être humain à influencer les processus sociaux et politiques, il est néanmoins évident que les structures sociales influencent la manière dont se manifeste la nature humaine. Cependant, si les structures sociales façonnent et restreignent le comportement social et politique de l’être humain, la nature humaine n’est en revanche pas infiniment malléable, pas plus que les structures sociales ne sont statiques ou inéluctables. Il rejette donc le dualisme entre un essentialisme fort et un anti-essentialisme. C’est là le reflet de son humilité à titre de chercheur. Même s’il s’est déjà avoué essentialiste, Chomsky ne fait pas l’erreur de considérer le comportement humain comme étant déterminé.
Pour Chomsky, la nature humaine se réalise de nombreuses manières. Les humains ne manquent pas de capacités. Celles qui se révèlent dépendent en grande partie des institutions en place. « Si nous avions des institutions qui laissaient les meurtriers pathologiques en liberté, ces derniers domineraient le monde. La seule manière de survivre serait de laisser libre cours à ces mêmes pulsions [4]. » Logiquement, si nous organisons la société de manière à valoriser l’empathie, l’aide et la solidarité, elles s’imposeraient comme qualités dominantes. En ce sens, il nous incombe de décider ensemble les qualités que nous voulons privilégier pour l’espèce humaine.
La théorie de Chomsky se démarque donc des autres. Elle s’inscrit dans une vision de la nature humaine où la liberté, la créativité et la solidarité sont fondamentales et reconnaît que les êtres humains ont toujours le choix malgré les structures en place. La propension de l’être humain à modeler le monde est importante en ce que ce monde en est un où les structures sociales et politiques sont constamment faites et refaites. C’est pour Chomsky une raison d’insister sur le pouvoir et les responsabilités qui sont les nôtres et que nous avons envers les autres.
Question d’Alison Edgley
En tant qu’intellectuel public, vous avez choisi d’exprimer par la plume votre opposition au capitalisme d’État et votre vision d’une autre manière de vivre. Quelles autres formes de résistance présentes en Occident admirez-vous et pourquoi ?
Réponse de Noam Chomsky
Cela n’est pas important, mais ce qui est dit n’est pas vrai pour moi : j’ai été très impliqué dans de l’action directe, j’ai été souvent emprisonné pour désobéissance civile et ce n’est que parce que les politiques du gouvernement états-unien ont changé après « l’Offensive du Têt » et que des procès ont été annulés que j’ai pu éviter une longue incarcération.
Ce sont d’ailleurs là des formes de résistance qui peuvent être entreprises en Occident et qui peuvent être précieuses. La désobéissance civile peut être très utile pour secouer les attitudes complaisantes, pour encourager les gens à reconsidérer ce qu’ils ont tenu pour acquis et, en certains cas, pour les inciter à devenir plus activement impliqués qu’ils et elles ne l’étaient dans des enjeux importants. Et cela fonctionne souvent.
J’en ai vu de nombreux et percutants exemples – ainsi de ce rédacteur en chef d’un des plus importants quotidiens des États-Unis dont le fils s’était engagé dans le mouvement de refus de la conscription : il a alors commencé à reconsidérer ses croyances, sa publication est devenue substantiellement plus critique des politiques de l’État et s’est mise à mener des enquêtes critiques sérieuses. publication est devenue substantiellement plus critique des politiques de l’État et s’est mise à mener des enquêtes critiques sérieuses. C’est loin d’être un cas unique et ce ne sont là que quelques exemples de résistance qui me paraissent possibles et valables.
Quant aux visions d’une autre manière de vivre, le mieux est de les créer, comme cela peut être fait, par exemple, à travers des entreprises gérées par les travailleurs et les travailleuses, des coopératives, de l’agriculture locale et de nombreuses autres façons.
[1] « […] to give a sense of the value of things other than domination, to help to create wise citizens of a free community [...] through the combination of citizenship with liberty in individual creativeness [...]. » (Bertrand Russell, Power : A New Social Analysis, New York, W. W. Norton & Co., 1938, p 305).
[2] Alison Edgley, The Social and Political Thought of Noam Chomsky, Routledge, Londres, 2000.
[3] « [...] if there is any moral character to what we advocate, it is because we believe or are hoping that this change we are proposing is better for humans because of the way humans are. » (N. Chomsky, Noam Chomsky : Language and Politics, edited by C.P. Otero, Montréal, Black Rose Books, 1988, p. 597).
[4] « If we had institutions which permitted pathological killers free rein, they’d be running the place. The only way to survive would be to let those elements of your nature manifest themselves. » (N. Chomsky, Noam Chomsky : Language and Politics, op. cit,. p. 773.)