Entretien avec Jérémie Zimmermann
Plaidoyer pour un Internet libre, ouvert et décentralisé
Issu de la culture hacker, Jérémie Zimmermann est cofondateur et ancien porte-parole de l’association française La Quadrature du Net, un groupe de défense des droits et libertés des citoyen·ne·s sur Internet. Cette organisation « promeut une adaptation de la législation française et européenne qui soit fidèle aux valeurs qui ont présidé au développement d’Internet, notamment la libre circulation de la connaissance ». Elle fait des interventions dans les débats remettant en cause la liberté d’expression, le droit d’auteur, la régulation du secteur des télécommunications ou encore le respect de la vie privée. Zimmerman est aussi coauteur, avec Julian Assange notamment, de Menace sur nos libertés : Comment Internet nous espionne. Comment résister paru chez Robert Laffont en 2012.
À bâbord ! : Jérémie Zimmermann, vous postulez que nos droits sont en danger sur Internet. Quels sont à votre avis les droits et libertés qu’il nous faut protéger ?
Jérémie Zimmermann : Il s’agit exactement des mêmes libertés qui sont à protéger en général dans la société. Il y a certes cette nouvelle idée de « libertés numériques », toutefois, à mon avis, cela n’a pas de sens puisqu’il n’y a pas de nouvelles libertés propres à Internet. D’ailleurs, celui-ci est devenu un moyen privilégié de mettre en exercice cette liberté d’expression mais paradoxalement, il est aussi devenu une source importante d’atteintes à la vie privée. Enfin, la surveillance sur Internet, de plus en plus utilisée à des fins de contrôle social, est aussi utilisée pour prendre des décisions qui relèveraient normalement du judiciaire, ce qui porte atteinte au droit à un procès équitable.
Ces droits et libertés sont définis dans les traités internationaux et il convient de les défendre en ligne autant que hors ligne. Quand on veut défendre ces libertés en ligne, nous sommes souvent face à la « Machine », un agrégat de couches techniques qui sont souvent opaques pour les législateurs et pour les pouvoirs publics. Ceux-ci ont pourtant une obligation morale et politique de défendre les droits et libertés de leurs citoyens et citoyennes.
ÀB ! : Quel portrait général tracez-vous des principales attaques que subissent nos libertés sur Internet ?
J. Z. : La liberté d’expression est mise en danger par les pratiques de censures privatisées de YouTube, Facebook et Cie, par une application du droit d’auteur basée sur les techniques industrielles du 19e siècle et aussi par les pratiques de discrimination de nos télécommunications qui portent atteinte à la neutralité du Net. La liberté d’expression est sacrément mise à mal par ces pratiques, mais elle l’est davantage et de manière indirecte par les pratiques de surveillance sur les plateformes centralisées. En effet, les gens s’autocensurent de plus en plus, car ils se savent espionnés et n’ont pas d’autre solution que de moins s’exprimer sur les réseaux.
La protection de la vie privée est, quant à elle, attaquée par la surveillance de masse – pensons aux révélations d’Edward Snowden – rendue possible grâce à la Machine de surveillance globale construite par Google, Apple, Facebook, Motorola, Microsoft, Intel et Cie. La NSA et les 950 000 individus aux États-Unis qui ont un niveau d’accès supérieur ou égal à celui qu’avait Snowden peuvent eux aussi avoir accès à l’intégralité des données emmagasinées par ces organisations. L’existence même de cette gigantesque Machine est une violation massive de notre droit à la protection de la vie privée.
On pourrait aussi parler des libertés d’association et de rassemblement qui sont elles aussi mises à mal par les pratiques de surveillance : sachant que tous nos déplacements sont potentiellement enregistrés, une personne n’ira pas nécessairement à des rencontres de groupes tels que des partis politiques ou même d’héroïnomanes anonymes, de peur que ces informations soient utilisées contre elle. C’est un risque de plus à ce que les gens se mettent à s’autocensurer, à renoncer à leurs droits.
Il y a un point commun à la plupart des dossiers sur lesquels La Quadrature du Net agit : cette alliance floue entre la puissance publique et les puissances industrielles privées, de plus en plus concentrées. Je pense que c’est ce qu’il y a de nouveau dans la défense des droits et libertés au 21e siècle. Plus fondamentalement, la Grande Machine oppressive attaque la liberté de penser. C’est cette dernière qui permet l’autodétermination, le développement de la conscience et de l’identité du citoyen ou de la citoyenne apte à participer à la vie de la cité entière.
ÀB ! : Partant du principe qu’il n’existe pas de solutions simples à ce phénomène du Net de moins en moins ouvert et de plus en plus centralisé, quelles pistes suggérez-vous pour contrer ces attaques aux droits et libertés fondamentaux ?
J. Z. : Dans tous les dossiers sur lesquels travaille La Quadrature du Net, on peut observer un paramètre commun : cette alliance floue qui existe entre États et entreprises que j’évoquais plus tôt assied son influence et sa puissance sur le fait de retirer aux individus la capacité de connaître et comprendre le système. Pensons au manque de transparence des gouvernements. Pensons à Apple ou Microsoft qui dissimulent, derrière la propriétarisation de leurs systèmes, le comportement de leurs machines. Pensons aussi à Facebook ou aux autres services en ligne qui cachent l’architecture du système de communication qu’ils représentent en la délocalisant sur des serveurs. Pensons finalement à cette illusion de sécurité que nous donnent Google, Apple et Cie en la réduisant à l’affichage de ce petit cadenas qui ne nous invite pas à en savoir plus.
Dans toutes ces situations, on constate un déficit de connaissances liées à Internet et à l’informatique en général qui est utilisé comme instrument de pouvoir par les États et les multinationales. Ce que l’on peut donc imaginer pour reprendre le contrôle de la Machine passe par le partage de ces connaissances. La rénovation du droit d’auteur devient indispensable, car il est de plus en plus utilisé comme outil de contrôle alors qu’il devrait être un outil favorisant le partage de la culture entre les individus. On peut aussi s’approprier les technologies informatiques par l’utilisation de logiciels libres, qui fournissent les outils de la compréhension et de la maîtrise des systèmes d’information. Nous devons aussi reprendre le contrôle par la décentralisation des services et des communications, ce qui implique de comprendre l’architecture de ces systèmes de communication. Enfin, nous devons aussi partager la connaissance lorsqu’il faut organiser des actions citoyennes décentralisées et des mouvements sociaux, entre autres au travers d’Internet, afin de contrecarrer des projets tels que SOPA/PIPA [1] et ACTA [2]. Ces gains sont importants, ne serait-ce que pour démontrer que l’on peut aujourd’hui, avec ce qui nous reste d’un Internet libre et ouvert, avoir les moyens de mettre en marche des actions politiques victorieuses. Tout ça passe par la facilitation et l’encouragement de ce partage de la connaissance, dans toutes les directions et à tous les niveaux.
ÀB ! : Est-ce que le Net idéal est à l’image de l’utilisation qu’en fait La Quadrature du Net et les autres groupes militants pro-libre et défendant les libertés sur Internet ?
J. Z. : La Quadrature du Net n’a jamais tenté d’être représentative de qui que ce soit d’autre que ses fondateurs pour démontrer qu’il est possible à tout un chacun de s’organiser afin de faire avancer des idées auxquelles nous croyons. L’objectif initial était la capacitation citoyenne, c’est-à-dire créer des outils pour permettre à chacun·e de s’autonomiser pour comprendre et pour agir sur les dossiers politiques qui portent atteinte à nos libertés. Les cinq fondateurs sont issus de cette culture hacker et nous avons donc tous chevillée au corps cette notion d’un Internet libre, donc neutre, donc décentralisé, qui permet aux individus cette capacitation. Nous nous sommes formés à la technologie, à la culture et à la politique grâce à Internet et nous faisons conséquemment ce pari humaniste que tous et toutes ont la capacité de s’améliorer au travers d’un réseau libre, ouvert, décentralisé et neutre. Je pense que c’est une forme d’humanisme que l’on retrouve dans certains des fondements du réseau Internet, dans la culture hacker, dans la culture du logiciel libre, dans celle de Wikipédia, mais aussi dans les démarches de Wikileaks, et je crois même aussi dans la démarche d’un Edward Snowden. Cette culture du partage de la connaissance et de l’autonomisation des individus est commune à Internet et à la façon dont nous menons nos actions.
ÀB ! : L’Internet idéal est-il démocratique ? Est-ce que la démocratie actuelle permet cet idéal ?
J. Z. : Peut-être qu’Internet est une anomalie, un accident de l’histoire, une parenthèse qui s’est ouverte et qui se refermera. Je pense qu’il est de notre devoir moral, individuel et collectif de garantir que cette parenthèse puisse rester ouverte le plus longtemps possible. Je suis convaincu que ce n’est qu’avec un Internet libre et décentralisé que nous pourrons, nous citoyen·ne·s, apporter des solutions justes à des problèmes globaux, telles que les crises environnementales, énergétiques, financières, etc. L’humanité fait maintenant face à des problèmes mondiaux dont l’ampleur dépasse tout ce à quoi elle a eu à faire face auparavant. Il serait difficile de faire un bilan sommaire de la démocratie actuelle en Europe, en France ou ailleurs, et ce bilan serait déprimant. Je préfère réitérer que l’humanité a devant elle des puissances plus concentrées et plus fortes qu’il n’en a jamais existé, et Internet est le seul outil qui nous permette de globaliser nos actions politiques et les changements que l’on souhaite voir dans le monde.
[1] On réfère ici à deux projets de loi américains actuellement suspendus visant notamment à légaliser des pratiques de surveillance électronique afin de limiter le partage de fichiers sur Internet. NDLR.
[2] Selon La Quadrature du Net : « ACTA est un accord négocié secrètement de 2007 à 2010 par un petit « club » de pays [...]. Négocié plutôt que débattu démocratiquement, ACTA a contourné les parlements et les organisations internationales pour imposer une logique répressive dictée par les industries du divertissement. ACTA, véritable feuille de route pour des projets comme SOPA et PIPA, aurait imposé de nouvelles sanctions pénales et des mesures poussant les acteurs de l’Internet à ‘‘coopérer’’ avec les industries du divertissement pour surveiller et censurer les communications en ligne, en contournant l’autorité judiciaire. » NDLR