Nation, huis clos avec Lucien Bouchard
Un politicien présomptueux
Quoi qu’on en dise, Lucien Bouchard a été l’un des politiciens québécois les plus marquants au cours des 25 dernières années, principalement en raison du rôle majeur qu’il a joué dans le camp du « Oui » durant la campagne référendaire portant sur la souveraineté du Québec en 1995. Toutefois, les avis qu’on entretient au sujet de sa contribution sociopolitique nationale demeurent très partagés au sein de la population québécoise.
En effet, selon que l’on soit souverainiste ou fédéraliste, de gauche ou de droite, militant du Parti québécois ou citoyen ordinaire, on a tendance à émettre des opinions fort différentes concernant la façon dont Bouchard a assumé ses fonctions politiques au cours d’une carrière qui aura duré une douzaine d’années. En outre, les positions économico-politiques très conservatrices que Bouchard a adoptées durant la période au cours de laquelle il a été premier ministre du Québec (1996-2001) et celles qu’il a épousées depuis sa retraite officielle de la vie politique ont considérablement contribué à diviser l’opinion publique au sujet de l’homme d’origine jeannoise.
Près de 20 ans après la tenue du référendum sur la souveraineté du Québec, le documentariste et écrivain Carl Leblanc a choisi de se pencher sur la vision que l’ancien premier ministre entretient de l’ensemble des Québécois·es, ainsi que de sa propre personne, dans Nation, huis clos avec Lucien Bouchard (2014). À travers ce documentaire biographique et politique, qui s’inscrit dans la lignée de ses films précédents (Le chemin du Roy [1997], Mon frère Richard (1) [1999], Le cœur d’Auschwitz [2010]), le réalisateur tente de proposer au spectateur une réflexion stimulante sur les identités individuelle et collective au Québec.
Un style télévisuel
Sur le plan structurel, Carl Leblanc a recours à une démarche chronologique plutôt linéaire pour tenter de cerner l’itinéraire du personnage principal de son film. Comme dans ses métrages antérieurs, il se sert d’une syntaxe typiquement télévisuelle pour traduire le propos de son témoin. En l’occurrence, le réalisateur utilise pertinemment les gros plans et les plans rapprochés à la poitrine afin de mettre en relief la personnalité charismatique, passionnée de Lucien Bouchard. Évidemment, le cinéaste ne se montre pas avant-gardiste dans son affirmation esthétique. Cependant, son écriture filmique est globalement claire, simple et rythmée. En outre, il a effectué une recherche minutieuse, qui lui a permis d’intégrer de nombreux documents d’archives visuels et sonores (photographies, extraits d’émissions d’information) dans son œuvre.
Au-delà des principes politiques
À notre avis, Carl Leblanc a commis une faute majeure dans son film en traçant une antithèse particulièrement inopportune entre les prétendues valeurs éthico-politiques de Brian Mulroney et celles de Lucien Bouchard. En effet, sur le plan constitutionnel, il est indéniable que Brian Mulroney a tenté de sacrifier les intérêts du Québec au profit de l’unité canadienne lorsqu’il a senti que l’accord du lac Meech risquait d’avorter au Canada anglais. Pour s’en convaincre, il suffit de citer la tentative infructueuse de Mulroney de faire ratifier une version amendée de l’accord du lac Meech (le 3 juin 1990) ou de considérer l’ineffable accord de Charlottetown (1992) qu’il a eu l’impudence de proposer aux Québécois, aux Autochtones et aux Canadiens anglais par le biais d’un référendum pancanadien. Sans surprise, les électorats concernés ont ensuite rejeté catégoriquement la dernière entente. Or, curieusement, Leblanc ne propose pas au spectateur la moindre analyse à ce sujet. Dès lors, Bouchard a beau jeu, dans le documentaire, d’opposer ses convictions et sa dignité politiques à l’opportunisme fédéraliste de Mulroney. Indubitablement, Leblanc omet d’explorer la piste selon laquelle Bouchard aurait pu agir de façon intéressée lorsqu’il a quitté le Parti progressiste conservateur du Canada : ainsi, étant donné que le PPC était devenu remarquablement impopulaire (tant au Québec qu’au Canada anglais) et que l’opinion publique québécoise semblait s’orienter résolument vers la souveraineté du Québec, il n’est pas interdit de penser que Lucien Bouchard ait fait un calcul politique audacieux en choisissant la nation québécoise, à travers le mouvement indépendantiste, plutôt que l’ensemble du Canada, au sein du PPC. Dans cet esprit, le piètre résultat qu’a obtenu le Parti progressiste conservateur du Canada, combiné à l’impressionnant succès du Bloc québécois (dirigé par Bouchard), aux élections pancanadiennes de 1993, témoigne du flair politique qu’a manifesté Lucien Bouchard en quittant la formation qui était alors dirigée par le premier ministre Mulroney. Comme quoi plusieurs observateurs ont assurément surestimé les notions de dignité et de loyauté politiques dans le conflit qui a opposé les deux « anciens amis ».
Le rôle de Bouchard lors du référendum de 1995
Nation, huis clos avec Lucien Bouchard atteint son point culminant lorsque l’ex-politicien évoque sa contribution significative à la remontée de l’option du « Oui » lors du référendum sur la souveraineté du Québec de 1995. Nul ne saurait nier que les talents de stratège et de tribun que Bouchard a déployés ont sensiblement favorisé la poussée de la cause indépendantiste durant la dernière campagne référendaire portant sur la souveraineté du Québec. Cependant, d’autres facteurs ont eu une influence importante sur les Québécois·es au cours du débat politique qui a précédé la vaste consultation populaire. Or, Bouchard n’y fait pas allusion, de façon à s’attribuer le plus de crédit possible dans cette entreprise. Ainsi, l’arrogance manifestée par les représentants du camp du « Non » à l’endroit de leurs adversaires, l’opposition du gouvernement Chrétien à toute négociation intergouvernementale avec le Québec et l’impasse constitutionnelle dans laquelle se trouvait la fédération canadienne depuis les échecs consécutifs et retentissants des accords du Lac Meech et de Charlottetown sont autant d’éléments qui ont renforcé les convictions nationalistes de nombreuses et nombreux Québécois.
En ce qui a trait au virage opéré par le camp du « Oui », consistant à entreprendre une démarche favorisant le maintien d’un lien économique entre le Québec et le Canada anglais, il ne faut pas l’attribuer exclusivement à Lucien Bouchard. Différents membres du Parti québécois, ainsi que le chef de l’ADQ, Mario Dumont, entretenaient la même perception des choses à l’époque. Du reste, les coprésidents de la Commission Bélanger-Campeau, dans les grandes lignes de leur fameux rapport (1991), ont également mis l’accent sur la pertinence, pour le Québec, de conserver une union économique avec le Canada anglais. Malheureusement pour les tenants de la souveraineté du Québec, l’atténuation du libellé de la question référendaire n’a pas poussé suffisamment de Québécois·es à appuyer la cause du « Oui » pour que cette province canadienne accède au rang d’État-nation. À la suite de la difficile victoire du camp du « Non » (2) au terme dudit référendum, de nombreux souverainistes ont erronément perçu Lucien Bouchard comme un sauveur. En outre, ils ont cru que si cet homme devenait chef du PQ et premier ministre du Québec, il pourrait permettre au peuple québécois d’accéder à la souveraineté nationale dans un avenir rapproché. Toutefois, comme on le sait, après avoir pris le pouvoir, Bouchard n’a pas atteint cet objectif.
Le conservatisme sociopolitique de Bouchard
En tant qu’intervieweur, Carl Leblanc ne se montre pas suffisamment insistant et pugnace lorsqu’il questionne Lucien Bouchard. Quand le documentariste demande à son interlocuteur s’il éprouve des regrets concernant les nombreuses compressions budgétaires imposées à la population québécoise au cours des années où il a exercé le pouvoir, Bouchard répond négativement. Puis, il affirme avec fermeté qu’il fallait donner « un coup de bistouri » pour « opérer » le soi-disant malade qu’était le Québec. Bien entendu, en ayant recours à cette image réductrice, l’ancien chef souverainiste évite de rendre des comptes au spectateur par rapport aux politiques néolibérales très controversées qu’il a adoptées quand il était le principal responsable politique de la nation québécoise. Dès lors, il parvient à se dédouaner, dans la narration, de l’opportunisme économico-politique qui a incontestablement caractérisé sa démarche lorsqu’il a pris les rênes du PQ, en profitant de la démission inopinée de Jacques Parizeau. Après avoir défendu explicitement l’idée de la social-démocratie lorsqu’il était chef du Bloc québécois à la Chambre des communes et coprésident du camp du « Oui » durant la campagne référendaire de 1995, il a subitement assumé et promu un conservatisme très provincial – qui correspondait assurément à ses véritables valeurs sociopolitiques – lorsqu’il est devenu chef du PQ et premier ministre du Québec. Subséquemment, Lucien Bouchard a profité de l’ascendant qu’il exerçait alors sur bon nombre de souverainistes pour leur faire accepter des mesures d’austérité auxquelles ils n’auraient pas consenti si un autre chef avait cherché à les leur imposer. Néanmoins, Bouchard n’a guère suscité le renforcement du nationalisme québécois qu’il avait promis aux militant·e·s péquistes.
Somme toute, Nation, huis clos avec Lucien Bouchard constitue un échec navrant dans l’ensemble de l’œuvre cinématographique et télévisuelle de Carl Leblanc. À l’instar de trop nombreux Québécois·es, il a succombé au charme de Bouchard – l’ancien défenseur de la cause indépendantiste, le tribun passionné – et a été dupe de la comédie que son interlocuteur lui a jouée. Dans cette perspective, l’importance que Leblanc accorde au discours de la victoire que Bouchard aurait pu prononcer, devant ses partisans, si le camp des souverainistes l’avait emporté au terme du référendum de 1995 témoigne de son admiration disproportionnée envers l’ex-premier ministre du Québec. Certes, il s’agit d’un sentiment qui repose surtout sur l’habileté particulière de Bouchard à paraître sincère, sympathique devant un auditoire et non sur sa capacité à répondre de manière probante à des questions de fond. Toutefois, il est déplorable de constater qu’un cinéaste aguerri fasse preuve d’autant de complaisance par rapport à ce sujet filmique.