Dossier : Vivre en démocratie autoritaire
Démocratie policière
« Notre boulot, à la police, c’est la répression. Nous n’avons pas besoin d’un agent sociocommunautaire comme directeur, mais d’un général. Après tout, la police est un organisme paramilitaire, ne l’oublion pas. » – Yves Francoeur, président de la Fraternité des policiers de Montréal, en 2009
À la suite de l’arrestation de masse lors du Sommet du G20 à Toronto, en 2010, un étudiant en théâtre de l’Université de Toronto pris dans le coup de filet s’insurgeait, à la télévision : « Je n’en reviens pas que cela puisse arriver au Canada ! » À le voir, on le savait de descendance européenne et probablement de classe moyenne. Ce qui expliquait son étonnement devant des policiers le traitant sans respect et bafouant ses droits. Plusieurs ont eu la même réaction lors des arrestations de masse pendant le Printemps de la matraque en 2012.
Et pourtant… Au Canada, tous les jours, la police intervient sans respecter ni la personne ciblée ni ses droits, dans la mesure où il s’agit aux yeux des forces policières de citoyennes ou citoyens de seconde catégorie. Profilages racial, social et politique. Tous ces profilages relèvent d’une même logique : vous n’êtes pas coupables en raison de ce que vous faites, mais en fonction de qui vous êtes ou paraissez être. C’est l’identité (réelle ou perçue) qui est criminalisée, et non le geste. Tous ces profilages sont couverts par une même impunité.
Autochtones, personnes racisées ou itinérantes, toxicomanes de la rue, prostituées, anticapitalistes, anarchistes et autres « carrés rouges ». Coupables aux yeux de la police de se trouver en territoires occupés par cette population qui poursuit le projet colonial, par les compagnies privées, les investisseurs immobiliers et les promoteurs de la société du spectacle.
Police militarisée…
Certes, la répression ici n’a rien de comparable à la « pacification » des favelas de Rio, au Brésil. La militarisation de la police n’est pas aussi développée qu’à Ferguson, aux États-Unis. Chez nos voisins du Sud, il y a bien longtemps que quelques patrouilleurs en simple chemise cognant à la porte ne suffisent plus pour vérifier s’il n’y a pas un peu de haschich dans un appartement. On lance l’équipe d’intervention tactique. Cette militarisation de la police a été rendue possible grâce à tous ces programmes développés dans le cadre de la « guerre à la drogue ». Des milliers de petits corps policiers ont pu faire le plein d’équipement et apprendre comment défoncer des portes, abattre le chien et plaquer tout le monde au sol, pendant que dans un coin pleure le bébé.
Ici, les organisations de défense de droits (la Ligue des droits et libertés, par exemple), quelques groupes militants (le Collectif opposé à la brutalité policière) et des avocat·e·s ayant le cœur du bon côté se mobilisent pour alerter la population ainsi que pour organiser et soutenir la défense collective et individuelle contre la brutalité policière. Mais le rapport de force est bien asymétrique. Les forces policières comptent des effectifs de plus en plus importants, une capacité de mobilisation de plus en plus développée, du matériel de plus en plus diversifié. Et leur arrogance ne fait que croître. Comment d’ailleurs se surprendre que la police soit de plus en plus présente et agressive dans un contexte marqué par une hégémonie de l’idéologie libérale au sein de l’élite politique et médiatique, les crises sociales, économiques et écologiques, et des politiques d’austérité qui favorisent l’enrichissement de certains pendant que la majorité s’appauvrit ?
… et au service des puissants
Les anarchistes et les marxistes seraient bien d’accord avec Adam Smith, père intellectuel du libéralisme économique, qui expliquait dans La richesse des nations que « [l]e gouvernement civil, en tant qu’il a pour objet la sûreté des propriétés, est, dans la réalité, institué pour défendre les riches contre les pauvres » et que ceux qui jouissent d’une « propriété précieuse » ont besoin de la protection de la police pour « dormir une seule nuit avec tranquillité ».
Le grand récit du libéralisme cherche pourtant à nous convaincre de la neutralité des institutions, y compris la police, qui seraient aveugles aux différences et ne pratiqueraient pas la discrimination. Il y aurait bien des « pommes pourries » dans la police, soit quelques agents et agentes aux comportements problématiques, mais le phénomène ne serait jamais systémique. Or, ce n’est pas ce que constatent les personnes « profilées », qui connaissent bien la police au Canada, et arrivent à la conclusion que non seulement le pommier, mais le verger lui-même est atteint par la pourriture.
Dans le cas de la répression politique, la cause est entendue : il s’agit d’opérations de masse planifiées par le haut commandement, précédées d’un briefing des services de renseignement, impliquant souvent des centaines de policiers et une mobilisation d’un hélicoptère et d’autobus pour trier les personnes arrêtées. S’il y a dans ce cas des « pommes pourries », ce sont les officiers supérieurs qui décident des arrestations de masse et le porte-parole qui les justifie dans les médias.
Dans un régime libéral, aussi connu sous l’expression trompeuse de « démocratie représentative », la police devrait en principe être indépendante du pouvoir politique. Dans une « démocratie autoritaire », on s’attend à ce que la police soit au service de l’élite. On peut bien se douter alors qu’un ministre de la Sécurité publique ou un maire transmette ses désirs répressifs au commandement policier. Mais il n’est pas même certain que la police reçoive des ordres de politiciens. Sachant qu’elle jouit d’une douce impunité, la police peut bien prendre ses décisions elle-même, puisqu’elles sont cohérentes avec les intérêts de l’élite politique et économique.
Le Canada est une démocratie policière.