Dossier : Vivre en démocratie (…)

Dossier : Vivre en démocratie autoritaire

Notre démocratie du petit nombre

Martin Breaugh, Ricardo Peñafiel

Un parlement québécois votant, par une imposante majorité d’élu·e·s, l’adoption d’une loi d’exception restreignant les droits fondamentaux d’association, d’expression et de réunion. Un gouvernement péquiste appuyant l’application d’un règlement municipal brimant tout autant ces mêmes droits, sur un territoire plus restreint, mais à perpétuité. Un gouvernement canadien bâillonnant la recherche scientifique autant que l’expression de la critique au sein de tout ce que pouvait subventionner l’État auparavant. Un gouvernement états-unien se dotant du pouvoir d’épier toutes les communications dans le monde et poursuivant, telle une police politique internationale, le courageux dénonciateur de cette situation inacceptable. Un peu partout sur la planète, une criminalisation de l’action collective et une banalisation de lois d’exception décrétées par des gouvernements « démocratiquement » élus (ou non).

Voilà le portrait de notre « démocratie » contemporaine : un gouvernement représentatif (élu au suffrage universel) se permettant d’agir de manière autoritaire, au nom de cette même élection « démocratique » lui donnant la prérogative de la décision ; au nom également d’une obsession sécuritaire, construite et entretenue pour engendrer un état d’urgence permanent légitimant les actions discrétionnaires des pouvoirs publics.

Sommes-nous en train de vivre un glissement autoritaire au sein de la démocratie moderne ? Ou, alors, est-ce dans la nature même du gouvernement représentatif de concentrer le pouvoir entre peu de mains ? En fait, en regardant le parcours historique de la démocratie moderne, il s’agirait plutôt d’un retour en arrière. Un retour aux conditions antérieures aux acquis démocratiques arrachés par des mouvements sociaux d’envergure historique à un mode de gouvernement qui, au départ, était conçu pour qu’un petit nombre de puissants discutent entre « égaux » des « meilleures » décisions pour l’ensemble.

La logique oligarchique de la démocratie libérale

Le régime politique de la démocratie moderne repose sur trois pôles constitutifs : 1) le gouvernement représentatif, 2) le système des partis et 3) les grandes bureaucraties. Une analyse même sommaire de ces pôles dévoile la logique proprement oligarchique qui les anime. Toutefois, il importe de préciser ici que la configuration oligarchique de la modernité libérale n’est pas le fruit d’une quelconque conspiration des « élites » visant à écarter le grand nombre de la vie politique, même s’ils peuvent en profiter pour asseoir leurs privilèges. Elle demeure le résultat d’un mélange de volonté, d’événements contingents, d’impératifs démographiques, d’efficacité, d’organisation, de rationalité et de la complexification grandissante des sociétés contemporaines. Pour comprendre l’évolution actuelle de la démocratie, il faut saisir avec rigueur le type de gouvernement ou de « gouvernementalité » dont il s’agit.

Pour les fondateurs du gouvernement représentatif, la tâche était de créer un système autre que démocratique qui confère le pouvoir à un petit nombre de « gentilshommes » vertueux « mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays » pour citer The Federalist Papers [1]. Mais cette mainmise du pouvoir par le petit nombre devait être sanctionnée par une légitimité « démocratique ». Pour réconcilier oligarchie et démocratie, les fondateurs de notre régime ont combiné la représentation, qui implique forcément qu’un petit nombre re-présente le grand nombre, et l’élection comme méthode de sélection des « meilleurs » représentants, ce qui renforce la dimension élitiste de la représentation puisque celle-ci engendre des effets « aristocratiques », comme le montre Bernard Manin dans Principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy, 1995). La figure oligarchique de référence pour le gouvernement représentatif est donc le patricien vertueux dont la capacité politique repose sur son positionnement au sommet de la pyramide socioéconomique.

Le système des partis politiques, constitué dans la deuxième moitié du 19e siècle, répond à l’extension du suffrage en canalisant les nouvelles énergies démocratiques dans des partis organisés de manière fortement hiérarchique. Plutôt que d’approfondir la démocratie, les partis se sont avérés être des instances de manipulation des militant·e·s par les cadres, ce qui tend à étouffer la spontanéité et la créativité politiques. Plus encore, le système des partis tend à favoriser l’émergence d’un type spécifique d’oligarque : le militant exemplaire capable d’organiser, de convaincre, assurant ainsi la victoire du parti.

Les grandes bureaucraties, nées dans le sillage de l’extension des pouvoirs de l’État après la Deuxième Guerre mondiale, sont fondées sur une légi­timation par le savoir pratique, c’est-à-dire par le droit et les sciences économiques et administratives. La bureaucratie constitue une sphère qui tend à l’autojustification et à l’autoreproduction en ce sens que la logi­que bureaucratique, guidée par l’idéal de l’administration efficace, commande une extension de plus en plus grande de son domaine d’activité. Dans ce contexte, la figure oligarchique par excellence est celle du technocrate qui domine en vertu de son savoir et de son accès exclusif à une expertise que l’on s’efforce de préserver du grand nombre.

La force historique démocratisante des mouvements sociaux

Aussi, si le gouvernement représentatif a lentement incorporé des éléments participatifs en son sein, ce n’est pas par esprit démocratique, mais en fonction de luttes sociales qui l’ont contraint à atténuer son caractère oligarchique afin d’accueillir, à contrecœur, une certaine participation populaire aux affaires publiques. Des luttes pour le suffrage universel (masculin) aux luttes des suffragettes pour une universalisation réelle de ce droit de vote, en passant par les luttes pour les droits civiques aux États-Unis et une lutte perpétuelle et permanente pour les droits à l’opposition, à la manifestation, à l’association, à l’expression et, trop souvent, même à l’habeas corpus (c’est-à-dire au droit sur son corps ou à la défense contre les arrestations arbitraires) : toutes ces luttes, et bien d’autres, ont arraché à ces « oligarchies libérales » des espaces démocratiques, permettant une certaine participation du grand nombre à la vie politique.

Ce sont ces espaces d’une démocratie « sauvage » ou « insurgeante » (dans la mesure où elle se construit à l’extérieur des pôles de la configuration politique moderne), qui sont menacés par la répression et la pénalisation de l’action collective et par la capacité d’ingérence des pouvoirs publics dans la vie privée.

La démocratie de consensus

En fait, le conflit entre le petit nombre (oligarchie) et le grand nombre (démocratie) n’a jamais cessé. Il n’existe pas de moment dans l’histoire de l’État où l’action du grand nombre n’ait pas été présumée coupable et réprimée comme telle jusqu’à preuve du contraire. La relative tolérance marquant les mouvements de protestation de la fin des années soixante – conduits par de nouveaux mouvements sociaux non encore identifiés par les forces de l’ordre – connaîtra rapidement un rappel à l’ordre. La publication en 1975 du rapport de la Commission Trilatérale sur La crise de la démocratie (dirigé par Crozier, Huntington et Watanuki) constitue la quintessence de cette réaction oligarchique à « l’excès de participation  », pour reprendre leur expression. Pour préserver la démocratie, il faudrait que le dèmos participe modérément à la vie publique en se limitant, par exemple, à l’exercice du droit de vote.

Cette conception restreinte ou « modérée » de la démocratie s’est progressivement imposée de manière hégémonique dans le discours politique et médiatique contemporain en fonction d’une assimilation systématique de la manifestation au désordre, à la violence et à l’intimidation, et par la monopolisation de l’espace public par des « représentant·e·s compétent·e·s » : des élu·e·s, des expert·e·s ou des représentant·e·s de la « société civile » reconnu·e·s par le pouvoir. Comme en témoigne le Printemps érable, des représentant·e·s légalement reconnu·e·s, comme les associations étudiantes, peuvent très bien se voir nier leur statut d’interlocuteur légitime par la simple décision discrétionnaire d’un gouvernement. Des pratiques de grève et autres actions collectives, exercées légalement depuis longtemps, peuvent devenir illégales du jour au lendemain – par la simple interprétation d’un Code de la route par un gouvernement ou un corps de police. Criminalisant l’exercice de droits fondamentaux, la répression violente de l’action collective engendre, de manière kafkaïenne, la preuve de la « violence » de la dissidence ; légitimant ainsi une nouvelle ronde de criminalisation de l’action collective par l’inscription dans des textes de loi de l’arbitraire de la mesure.

Que faire ? Les voies « sauvages » de la démocratie

Face à cet état des choses politiques, adoptons une posture machiavélienne (mais pas celle du Machiavel penseur de la realpolitik, lieu commun qui ne résiste pas à une lecture sérieuse de son œuvre). Dans le Discours sur la première décade de Tite-Live, le secrétaire florentin nous livre le fond de sa pensée sur la politique du grand nombre. Au chapitre quatre du livre premier, il analyse les conflits entre le Sénat et le peuple sous la République romaine. Refusant de fustiger les incessantes querelles entre les patriciens et les plébéiens, Machiavel affirme sans ambages : « Je soutiens à ceux qui condamnent les querelles du Sénat et du peuple, qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles occasionnaient sur la place publique que des bons effets qu’elles produisaient.  » Machiavel considère donc que le conflit porté par le grand nombre est fécond.

Ce que Machiavel dévoile ici reste peut-être le secret le mieux gardé de la science politique : que le conflit engendre la liberté. Formulé autrement : ce n’est qu’en laissant libre cours à l’expression des conflits sociaux qu’une extension de la liberté au sein de la cité est possible. Mais il y a plus, car il revient au grand nombre (la plèbe) de porter ce conflit. Sans lui, et sans sa capacité de refuser la tyrannie du petit nombre, il n’y aurait rien pour contrer l’exercice de la domination.


[1The Federalist Papers est une collection d’essais politiques publiés par James Madison, Alexander Hamilton et John Jay à partir de 1787 afin d’influencer la rédaction de la Constitution des États-Unis.

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