Vers l’engluement bitumineux

No 057 - déc. 2014 / janv. 2015

Projet Énergie Est au Québec

Vers l’engluement bitumineux

Abel Uga

À Cacouna, dans le Bas-du-Fleuve, la société TransCanada ambitionne de bâtir un terminal pétrolier, tête de pont au Québec de son projet Énergie Est. Un port qui serait alimenté par le plus gros pipeline d’Amérique du Nord, capable de transporter 1,1 million de barils de pétrole par jour. Au Québec, depuis plusieurs mois, citoyen·ne·s, défenseur·e·s de l’environnement et scientifiques se mobilisent et dénoncent les risques environnementaux considérables qu’un tel plan fait peser sur la région de Cacouna, sa « pouponnière » de bélugas et, plus largement, sur le bassin versant du Saint-Laurent. Face à l’offensive des compagnies pétrolières, le gouvernement du Québec tarde à réagir.

Les bélugas vont-ils faire plier l’industrie pétrolière ? Depuis le mois de septembre, les baleines blanches du Saint-Laurent sont au cœur d’un bras de fer qui oppose plusieurs groupes environnementaux et des citoyen·ne·s à la société TransCanada. Jusqu’à présent, la Cour supérieure du Québec a donné raison aux premiers et ordonné à la seconde d’interrompre sa campagne de forages exploratoires et de sondages sismiques au large de Cacouna. Des travaux que l’entreprise albertaine effectuait en plein cœur de cinq aires protégées, dont un parc marin, deux réserves nationales de faune et un marais.

C’est le cœur même de l’habitat essentiel du béluga, clame depuis plusieurs mois Pierre Béland, directeur scientifique à l’Institut national d’écotoxicologie du Saint-Laurent et spécialiste des bélugas. L’espèce menacée ne compte plus aujourd’hui que 880 individus dans le Saint-Laurent. Les nuisances sonores provoquées par les travaux début septembre ont « largement dépassé la norme prévue dans le certificat d’autorisation délivré par le gouvernement provincial  », indiquait le Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM). « Cette forme de pollution est préoccupante, car le bruit peut tenir les bélugas à l’écart d’un secteur essentiel pour les mères et leurs jeunes.  » Il ne s’agit en effet rien de moins que la pouponnière la plus fréquentée par les bélugas du Saint-Laurent. Les mères y allaitent leurs veaux et près de 50 % de la population des baleines blanches se regroupent dans ce sanctuaire pendant la période esti­vale.

Des levés sismiques sans autorisation

Le 23 septembre dernier, la Cour supérieure a donc ordonné un arrêt temporaire des forages de TransCanada. La juge Claudine Roy a notamment mis en cause le gouvernement du Québec et la légèreté avec laquelle l’autorisation d’exploration a été accordée à la pétrolière. Dans son jugement, elle affirme qu’« aucun des représentants du ministre ayant travaillé sur le dossier ne connaît les mammifères marins  » et que « rien n’indique qu’ils ont tenu compte du principe de précaution ». Les travaux ne devraient pas reprendre avant l’hiver, mais «  il y a fort à parier que TransCanada reviendra à la charge au printemps prochain », avance Michel Bélanger, avocat et président de Nature Québec.

Les groupes environnementaux n’entendent pas lâcher le morceau. Le 29 octobre, ils ont déposé une plainte formelle auprès du ministre du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, David Heurtel, lui demandant d’entamer une poursuite pénale contre TransCanada Pipelines. « L’entreprise a réalisé en avril 2014, sans l’autorisation du Québec et en contravention à la Loi sur la qualité de l’environnement, des levés sismiques impliquant l’émission de bruit à un niveau sonore pouvant atteindre plus de 215 décibels », font valoir les associations. Des levés sismiques qui n’ont fait l’objet d’aucune demande de certificat d’autorisation. Pire, ces associations rappellent que le ministère a même reconnu que « ces levés géophysiques avaient des impacts plus importants encore que les travaux de forage  ».

4 600 km de pipeline, 5 millions de barils

La mobilisation et les poursuites judiciaires engagées par les défenseur·e·s de l’environnement suffiront-elles à stopper l’avancée de la pétrolière ? Évalué à 12 milliards de dollars, le projet de TransCanada est à l’heure actuelle la seule porte de sortie pour le pétrole des sables bitumineux. À l’ouest, la Colombie-Britannique a refusé jusqu’à présent le projet d’oléoduc concurrent d’Enbridge, Northern Gateway, destiné à alimenter le marché asiatique avec ses quelque 500 000 barils de pétrole quotidiens. Au sud, les États-Unis et Barack Obama s’opposent pour le moment à la construction d’un autre pipeline de TransCanada, l’oléoduc Keystone XL, supposé acheminer 830 000 barils par jour depuis l’Alberta jusqu’aux raffineries du Texas et du golfe du Mexique.

L’industrie pétrolière attend donc beaucoup d’Énergie Est. Dans le détail, le projet s’appuie sur un pipeline long de 4 600 km, qui reste à construire et traversera pas moins de six provinces (de l’Alberta jusqu’au Nouveau-Brunswick). Il doit permettre de transporter quotidiennement plus d’un million de barils de pétrole brut. À Cacouna, TransCanada envisage la construction de 12 réservoirs où seraient entreposés quelque 5 millions de barils. Le terminal serait conçu pour recevoir des pétroliers d’une capacité de 700 000 et 1,1 million de barils de pétrole. Quelque 175 bateaux transiteraient chaque année par Cacouna.

À lui seul, le trafic pétrolier est susceptible de provoquer des nuisances considérables, voire, dans les pires scénarios, des catastrophes irréversibles. Qu’adviendrait-il en cas d’accident d’un superpétrolier transportant dans ses cales plus d’un million de barils de pétrole ? Martine Chatelain, présidente de la coalition Eau Secours !, rappelle par ailleurs que les pétroliers déverseront des eaux de ballast à proximité immédiate de zones humides protégées, « des rejets susceptibles de contenir des espèces invasives ». C’est tout l’écosystème d’une région qui serait bouleversé par les seules construction et exploitation du terminal pétrolier.

Dans le dossier déposé officiellement par TransCanada fin octobre à l’Office national de l’énergie (ONE), TransCanada fait clairement de Cacouna et du Saint-Laurent, donc du Québec, une future plaque tournante du pétrole lourd de l’Alberta. Et les impacts environnementaux ne semblent pas la préoccupation première de l’Office national de l’énergie, appelé à statuer sur le projet Énergie Est. Cité par Le Devoir, un porte-parole de l’ONE a confirmé début novembre que « les gaz à effet de serre et les changements climatiques ne feront pas partie » de l’évaluation environnementale, faisant valoir que « les projets qui engendrent des gaz à effet de serre sont bien souvent réglementés au niveau provincial  ». L’énergie fossile produite par le projet de TansCanada pourrait pourtant générer plus 30 millions de tonnes de GES par an, rappelle Greenpeace Canada. Un comble, pour Patrick Bonin, porte-parole de la campagne Climat-Énergie de l’organisation écologiste : « On ne peut pas prétendre mener une étude environnementale sur un projet aussi important sans aborder les conséquences pour le climat. »

L’inaction volontaire du gouvernement ?

Au-delà encore, les projets d’acheminement du pétrole albertain via le Saint-Laurent soulèvent des enjeux majeurs pour le Québec. À Gaspé, Anticosti, Cacouna, Lévis, Ristigouche et ailleurs, l’offensive des pétrolières dans la province est incessante et l’inaction du gouvernement régulièrement dénoncée par les organismes de défense de l’environnement et par l’opposition politique aux libéraux. Sylvain Gaudreault, dépu­té péquiste et porte-parole de l’opposition en matière de développement durable et d’environnement a déploré la position du gouvernement libéral dans ce dossier : « C’est comme si, depuis le début, le gouvernement avait fait un aveu de renonciation de sa compétence en matière d’environnement. » Plusieurs voix s’élèvent pour presser le premier ministre de saisir le Bureau des audiences publiques sur l’environnement (BAPE) du projet Énergie Est. Car même si les leviers pour contrer un projet de compétence fédérale ne sont pas légion au niveau provincial, ils existent et doivent être utilisés, a rappelé le président de Nature Québec.

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