Culture
Le syndrome de Procuste, vous connaissez ?
Version intégrale d’un article du no 57
Claude Vaillancourt, Différence et contrôle social : Le syndrome de Procuste, Montréal, Triptyque, 2013, 235 p.
Claude Vaillancourt a plus d’une corde à son arc. Il est détenteur d’un baccalauréat en études françaises et d’une maîtrise en création littéraire. Il est également romancier, essayiste, co-auteur de manuels scolaires, président d’ATTAC-Québec, membre du collectif de la revue À bâbord !, professeur de littérature au niveau collégial et j’en passe.
Cette entrée en la matière est pour vous préciser que nous sommes ici devant un auteur dont la pensée puise à de nombreuses sources. Dans son plus récent livre intitulé Différence et contrôle social – Le syndrome de Procuste, Vaillancourt procède à une analyse de certaines manifestations du conformisme négateur des différences, ainsi qu’à une évaluation critique des conséquences inhérentes à l’uniformisation du monde à l’ère de la mondialisation. Sa réflexion déborde largement le champ de l’analyse politique et sa démonstration nous fait voyager dans le temps (de l’Antiquité grecque à la période contemporaine en passant, surtout, par le Moyen Âge). Son analyse s’appuie sur ses lectures, ses voyages, mais aussi sur son expérience personnelle « dans la mesure où elle a pu influencer [sa] façon de voir et de comprendre les choses. » Son livre nous amène dans différents lieux de son riche cheminement.
Le syndrome de Procuste
Procuste est un personnage légendaire de la mythologie grecque. Ce brigand infligeait ses sévices à des voyageurs qui se déplaçaient près de la route de Mégare, près d’Athènes. Il entraînait les voyageurs dans sa maison où se trouvaient deux lits, un grand et un petit. À ceux qui étaient trop grands pour le petit lit, il coupait les membres qui dépassaient. Pour ce qui est des personnes qui étaient plus petites que la longueur du grand lit, il les étirait jusqu’à ce qu’elles atteignent la taille du lit. Thésée le mettra à mort en lui infligeant le même traitement. L’histoire légendaire a ramené les deux lits à un seul. Le « lit de Procuste » désigne toute action visant à réduire les humains à un seul modèle de pensée et d’action. C’est ce modèle qui se propage de plus en plus à l’échelle de la planète que Vaillancourt dénonce et dont il nous invite à prendre conscience. Il précise au sujet de la légende qu’elle « montre bien que rendre les humains conformes à un modèle idéal relève de l’utopie et que l’on ne peut tenter de le réaliser que dans la souffrance et la persécution. »
Le bouc émissaire
Le livre de Claude Vaillancourt se divise en deux grandes parties – « Le bouc émissaire » et « La standardisation » – comportant chacune cinq chapitres. Dans un premier temps, Vaillancourt scrute d’un peu plus près le traitement qui a été réservé à certaines personnes qui ont affiché leur différence : l’hérétique, le juif, l’homosexuel, la personne handicapée et l’étranger. Traitement qu’il apparente avec raison à de « l’intolérance ».
Vaillancourt décrit ainsi, « en remontant loin dans l’histoire du monde occidental, comment les sociétés se sont acharnées contre leurs éléments les plus dissemblables, ou les plus faibles, avec une obstination cruelle, comme si l’être différent présentait une image de soi que l’on ne veut pas voir. Et cela avec la complicité des dominants qui profitaient en les encourageant de ces défoulements collectifs et malsains pour renforcer leur pouvoir. »
Mais, puisque tout n’est pas toujours à l’identique en ce bas monde, il observe qu’au tournant du 20e siècle, un changement majeur s’effectue : « [U]ne plus grande sensibilisation des populations à l’injustice, de même que des avancées dans l’élaboration des droits humains ont rendu de plus en plus intolérable l’acharnement de la majorité contre les minorités. Ceci a coïncidé avec l’industrialisation, puis avec la mondialisation qui ont donné de formidables moyens afin de rendre les individus semblables. Les élites ont désormais beaucoup moins besoin de boucs émissaires pour distraire les populations. »
La standardisation et la lutte pour la justice
Dans un deuxième temps, il s’intéresse aux impacts de la mondialisation. Il explique comment se réalise aujourd’hui la standardisation. Il précise à ce sujet qu’elle « se fait, entre autres, par la multiplication de produits de consommation identiques, par la nourriture industrielle, par le contrôle des médias, par la culture et par la valorisation d’un relativisme égalisateur. Il s’agit ici d’un processus profondément enclenché, mais qui provoque de vives et difficiles résistances. »
Pour Vaillancourt, « [l’]acceptation des différences demeure donc une condition fondamentale pour assurer la paix et une vie saine en société. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut renoncer à l’égalité et s’abandonner à certaines aspirations égocentriques au nom de la différence. Établir la juste part des choses, balancer l’intérêt personnel et l’intérêt de tous restera toujours un exercice éprouvant. Il existe toutefois un point de rencontre qui permet d’assurer l’égalité tout en tenant compte des différences : la volonté de respecter la justice. Les atteintes à la diversité […] ont presque toujours eu pour but le contrôle social qui permet à des privilégiés de maintenir leurs privilèges, de préserver un pouvoir qui se préoccupe en général très peu d’égalité. La justice implique que l’on ne persécute pas certaines personnes à cause de leur différence, que l’on cesse de détourner l’attention en ciblant des boucs émissaires, que l’on n’accepte pas un système qui cherche à formater les individus et leur environnement pour mieux les contrôler. »
Vaillancourt nous livre avec son plus récent essai un vibrant plaidoyer contre cette dangereuse tendance à l’uniformisation du monde. Il dénonce fermement cet affadissement qui se réalise à travers la concentration des médias, la normalisation des mouvements migratoires et la prédominance de l’anglais qui peut entraîner, selon lui, « la disparition de langues et de cultures » différentes.
Critique
L’ouvrage vous déstabilisera en raison du fait que l’auteur appuie son propos tantôt sur des citations littéraires, tantôt sur des citations provenant de grands spécialistes. Sa démonstration va au-delà des clivages disciplinaires et des analyses traditionnelles. Nous sommes devant un authentique essai tel que le définit Robert Tremblay [1] : « Un essai est un texte indépendant de forme libre qui avance plusieurs idées liées entre elles de manière très souple. […] Il peut aussi avancer plusieurs idées nouvelles sur une base exploratoire. L’essai est le texte raisonné le plus propice à l’expression de la subjectivité et des convictions idéologiques (religieuses, politiques, sociales, culturelles) et aussi le meilleur véhicule des idées novatrices ou des résultats de recherche partiels. »
Vaillancourt a une plume fine et son écriture est élégante. Son style contraste avec le ton déclamateur et criard qu’on retrouve habituellement dans les textes contestataires. Cela étant dit, en sa qualité d’humain, il reste un être « parfaitement imparfait » c’est-à-dire qu’il peut lui aussi commettre des erreurs. Des mots et expressions tels que « de tout temps » et « évidence » sont à utiliser avec beaucoup de parcimonie pour ne pas dire à éviter, même dans un essai. Sa partie consacrée à l’art (et à « l’art de vivre ») mérite d’être développée plus à fond. Une phrase comme « L’art conserve cependant un grand pouvoir de subversion » doit être argumentée de manière solide. Ce qui n’est pas réellement le cas dans son ouvrage.
Au sortir de ce livre, vous allez forcément vous interroger sur votre conception de l’être humain et vous vous direz qu’il reste encore beaucoup de bêtise chez vos congénères. Trop souvent, c’est la bêtise qui triomphe autour de nous. Il en est ainsi en raison du fait que l’être humain est un curieux mélange de rationalité et d’irrationalité. Le peu de rationalité qu’il recèle ne lui permet pas de venir à bout de son irrationalité ; irrationalité qui a pour effet de conduire le monde à un appauvrissement excessif. Le livre de Vaillancourt nous rappelle « l’importance de ne jamais perdre de vue la lutte pour la justice sociale » et ce nécessaire combat pour la diversité culturelle à l’heure où l’art commercial anglo-saxon « [s’]accapare de plus en plus le marché. »
Vaillancourt conclut son livre en mentionnant que « l’échec de notre système économique est chaque jour plus flagrant à cause des inégalités qui s’accentuent et des atteintes systématiques très graves à l’environnement. Comme le pensait Hannah Arendt, la diversité et l’égalité doivent se soutenir afin de nous permettre de vivre dans un monde plus juste. Même si l’égalité exige de tempérer l’individualisme et de renoncer à certains privilèges. Même si accepter la diversité demande […] de mener une petite guerre contre notre besoin d’ordre et de prévisibilité. » Place alors au désordre et à l’imprévisibilité.
[1] Savoir faire : Précis de méthodologie pratique, Montréal, Chenelière\McGraw-Hill, 1994, p. 141.