Dossier : Vivre en démocratie autoritaire
Le spectre de la peste brune
Lors des élections européennes du 25 mai 2014, l’incroyable poussée de l’extrême droite a déstabilisé l’équilibre politique de plusieurs pays. Celle-ci est pour la première fois arrivée en tête en France, au Danemark et au Royaume-Uni, où elle a obtenu respectivement 24,85 % (Front national, FN), 26,7 % (Parti du peuple danois, DF) et 27,5 % (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, UKIP) des suffrages. Plusieurs autres pays ne sont pas en reste puisque, par exemple, le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) a obtenu 20,5 %, tandis que le Mouvement pour une meilleure Hongrie a raflé 14,7 %.
La droite modérée semblait sur le point d’imploser alors que la gauche était tétanisée. On se souviendra de la réaction de Jean-Luc Mélenchon, candidat du Front de gauche en France, qui déclarait au lendemain des élections, presque incrédule : « En France, comme dans de nombreux autres pays d’Europe, c’est une vague brune qui se lève. […] On me permettra au moins un instant qu’on ne fasse pas semblant de se dire que tout continue comme avant, car en vérité rien ne continuera comme avant. […] Va, la France. Va, ma belle patrie. Allez les travailleurs, ressaisissez-vous, ne laissez pas que tout ça soit fait en votre nom. » C’est déjà ce qu’on disait en 2002 lorsque Jean-Marie Le Pen, candidat du FN, avait éliminé le socialiste Lionel Jospin et s’était retrouvé pour la première fois au deuxième tour des présidentielles. En 2014 comme en 2002, cette rhétorique n’a pas eu les effets souhaités : le 31 juillet 2014, un sondage classait Marine Le Pen, la nouvelle présidente du FN, en tête des présidentielles de 2017 avec 26 % des intentions de vote [1]. Comment peut-on expliquer un tel succès ?
Un effet structurel ?
Malgré des variations et des nuances locales, les thèmes rassembleurs de l’extrême droite européenne sont l’opposition à l’immigration (surtout des pays du Sud), l’insécurité et la dénonciation des élites (d’autant plus si elles sont européennes ou « mondialisées »). Bien qu’elle converge graduellement vers le modèle des grands partis de droite, la base électorale de l’extrême droite est principalement composée de petits commerçants, d’artisans et d’ouvriers avec un niveau d’éducation peu élevé. Particularité française, alors que cette base était historiquement majoritairement masculine, Marine Le Pen a réussi à attirer les femmes vers le FN. [2]
Il est tentant d’associer la progression électorale de ces partis aux grands changements structurels de ces 30 dernières années, qu’il s’agisse de la transformation des flux migratoires ou du déclin des grands bassins industriels dont dépend en partie l’emploi ouvrier. De même, on peut formuler l’hypothèse que la crise économique mondiale qui a commencé en 2008 a accentué ces tendances.
Cependant, la variation des résultats de l’extrême droite d’un pays à l’autre ne permet pas de soutenir de telles explications. Il n’y a, en effet, aucune corrélation claire entre ces phénomènes structurels et la performance des partis d’extrême droite. Comme le souligne Nonna Mayer, spécialiste du FN, l’inégale fortune de ces partis « réside à la fois dans les ressources politiques qu’ils ont su mobiliser, dans le contexte historique spécifique à leur pays, et dans les réactions de leurs adversaires [3]. »
D’ailleurs, lors des dernières élections européennes de mai 2014, les meilleurs résultats de l’extrême droite n’ont pas eu lieu dans les pays les plus touchés par la crise. Dans ces derniers, c’est plutôt la gauche radicale qui a surpris. En Grèce, où le taux de chômage oscille autour de 27 % depuis deux ans, bien que le parti d’extrême droite Aube dorée ait certes obtenu 9,39 % des voix, c’est surtout la Coalition de la gauche radicale (SYRIZA) qui s’est démarquée avec 26,57 %. En Espagne, où le taux de chômage de 25 % et la crise immobilière dévastent le pays, la grande surprise a été le nouveau parti de gauche Podemos, issu de la mobilisation des Indigné·e·s de 2011, qui a gagné 7,97 % des voix après à peine quelques mois d’existence. Inversement, dans le paradis social-démocrate suédois, où le taux de chômage stagne autour de 8 % depuis cinq ans, l’extrême droite (Démocrates suédois, SD) a augmenté sa part du vote de 3,27 % en 2009 à 9,67 % en 2014. Mais en même temps, le parti Initiative féministe, créé en 2005 et qui place la notion d’intersectionnalité au cœur de son programme, passait de 2,22 % à 5,49 % des voix. Cela suggère que la poussée de l’extrême droite fait partie d’un phénomène plus large lié à la crise, voire l’effondrement, des grands partis traditionnels, qu’ils soient de gauche ou de droite. La victoire des uns va de pair avec la défaite des autres.
Que faire ?
Mais indépendamment de sa capacité à gagner des élections, l’extrême droite a une influence énorme sur le débat public. Elle a réussi à faire de l’immigration et de l’insécurité un enjeu majeur, de sorte qu’aujourd’hui certains dirigeants français se prétendant de gauche vont jusqu’à faire de la déportation une vertu et à déclarer, par exemple, comme l’actuel premier ministre socialiste Manuel Valls, que « les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie [4] ». On peut alors s’interroger sur la vocation de Manuel Valls et de la gauche française [5].
La progression de l’extrême droite depuis les années 1970 soulève une question tactique et stratégique de fond. Comment la stopper ? Comment combattre la croissance d’attitudes xénophobes et racistes ? Les mobilisations des années 1980 et 1990 contre l’extrême droite – qu’on pense à la fameuse campagne « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme, à Ras l’front ou aux actions plus radicales de la Section carrément anti-Le Pen (SCALP) en France – ne semblent pas avoir porté leurs fruits et les partis de gauche paraissent démunis. Bref, l’antiracisme et l’antifascisme des 30 dernières années représentent à plusieurs égards un échec politique. Le spectre de la peste brune risque de continuer à nous hanter longtemps…
[1] Vincent Brousseau-Pouliot, « Sondage pour la présidentielle de 2017 : Marine Le Pen en tête », La Presse, 1er août 2014.
[2] Gaëlle Dupont, « Marine Le Pen parvient à ramener les femmes vers le FN », Le Monde, 8 mars 2012.
[3] Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002, p. 300.
[4] AFP, « Pour Valls, « les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie ou en Bulgarie » », Libération, 24 septembre 2013. Valls était alors ministre de l’Intérieur.
[5] Éric Fassin, « Roms : la vocation de Manuel Valls », Le Monde, 25 septembre 2013.