La littérature et la vie
1937 : l’Histoire trébuche
En janvier 1937, Trotsky débarque à Tampico, au Mexique, après des années d’errance sur le continent européen, grâce à une intervention de Diego Rivera auprès du président Lazaro Cardenas qui lui accorde l’asile politique. Au même moment, le météorologue Alexeï Vangengheim, prisonnier dans un camp des îles Solovki, avant d’être liquidé au mois de novembre de la même année, écrit une dernière lettre au camarade Staline, en qui il a toujours confiance, lui demandant d’intervenir en faveur de la révision de l’instruction au terme de laquelle il a été condamné à la déportation au printemps 1934. La révolution mondiale dans sa forme stalinienne les a rattrapés tous les deux dans son emballement, le leader historique comme le cadre obscur, et ils n’en sortiront pas indemnes, acteurs et victimes d’une machine infernale qui va les broyer. C’est cette tragédie terrible qu’évoquent, chacun à leur manière, les livres récemment publiés par Patrick Deville et Olivier Rolin.
La chaudière mexicaine
Dans Viva [1], récit qu’il présente comme un roman, Patrick Deville reconstitue l’atmosphère du Mexique révolutionnaire des années 1920-1930, plus particulièrement dans le milieu artistique et intellectuel. Il s’attarde surtout aux figures de Trotsky et de Malcolm Lowry, qui n’est toutefois pas un militant. Ces personnages mythiques, chacun dans leur domaine, incarnent deux attitudes face à l’absolu. L’exilé russe le recherche dans l’action, politique en l’occurrence, l’écrivain dans la littérature en voulant produire dans Au-dessous du volcan un roman qui transformerait la prose poétique, un « rêve aussi immense, note Deville, magnifique et inaccessible que celui de la révolution permanente chez Trotsky [2] ». Si ce dernier connaît l’échec de son projet démesuré qu’il payera de sa vie qui s’achèvera par l’assassinat que l’on sait sous les coups de piolet de Ramon Mercader, Lowry l’accomplit au terme de dix ans d’effort acharné mais au prix, pour sa part, de sa propre autodestruction par l’alcool et le désespoir.
Il semble bien que les deux personnages légendaires ne se soient jamais rencontrés, bien qu’ils aient vécu tous deux au Mexique à la même période. C’est la méthode utilisée par Deville qui permet de les mettre en présence et d’évoquer leur vie en parallèle. Comme dans ses livres antérieurs, celui-ci travaille en reporter, en journaliste d’enquête, allant sur le terrain même parcouru par ses protagonistes, aussi bien dans la Sibérie où Trotsky a été relégué sous le tsar, puis sous Staline, qu’à Vancouver où a vécu Lowry au moment de la rédaction tourmentée du Volcan. C’est à partir de ces ancrages qu’il reconstitue leur trajectoire, qu’il les fait se croiser également à l’occasion par un hasard qui relève du registre de la fiction : le « roman », ici, ne désigne donc pas tant un genre littéraire, qu’un mode d’approche de la réalité qui implique une certaine créativité et favorise des rapprochements audacieux.
Sur Trotsky, Deville n’apporte guère de nouveau sur le plan proprement factuel. Il rappelle rapidement les grandes étapes de sa vie, de l’enfance rurale à l’exil final, en passant par la période des apprentissages scolaires suivie des premiers engagements militants sous le régime tsariste, accompagnés de périodes d’emprisonnement et de bannissement. Il évoque aussi son rôle décisif lors de la révolution d’Octobre en tant que principal dirigeant militaire, parcourant la grande Russie à la tête de son fameux train blindé, animé par une conviction farouche et une résolution sans failles dont il apparaît toutefois dépourvu dans son opposition à Staline. C’est cette hésitation fatale qui va le conduire à la défaite, puis à l’exil. Deville explique cela par la complexité et la profondeur du personnage, qui n’est pas un strict politique comme Lénine ou Staline, mais un homme de culture qui aurait même entretenu le rêve de devenir écrivain, et qui l’est devenu d’une certaine manière comme en témoignent ses livres et ses relations privilégiées avec certains auteurs, dont André Breton avec lequel il travaillera à un manifeste de l’art indépendant lors de son passage au Mexique.
On en apprend davantage sur Lowry, surtout si l’on n’appartient pas au clan des inconditionnels et des fans de l’écrivain. Fils d’un riche marchand de coton de Liverpool, ce dernier sera durant toute sa vie une sorte d’éternel adolescent, entretenu par un père qui lui paie une pension mensuelle, lui permettant d’écrire et de mener une vie oisive lorsqu’il préfère la fréquentation des bars à sa table de travail, ce qui lui arrive très souvent. Amant malheureux, éperdu d’affection pour sa première femme qui le trompe effrontément, c’est cette passion qui le conduit à écrire son grand roman, qui en reprend la trame de fond, une histoire d’amour absolu vouée à se terminer tragiquement, préfigurant le destin de l’écrivain lui-même sombrant définitivement dans l’alcool et la folie au moment où il obtient la gloire littéraire.
Ces deux trajectoires se profilent sur une scène occupée par ce que Deville appelle la « petite bande » des artistes et intellectuels mexicains qui se disputent sur le terrain politique dans leurs rapports avec le communisme au cours des années 1920 et 1930. Au centre de cette constellation, on retrouve Diégo Rivera, entouré par Frida Khalo bien sûr, mais aussi par Tina Modotti, « l’ange de la mort » note Deville, mannequin et photographe, muse et égérie du groupe. Maîtresse tour à tour du militant cubain Julio Mella, sympathisant de l’Opposition de gauche, et de Vittorio Vidali, agent de la Guépéou, Tina Modotti fut soupçonnée d’avoir trempé avec son amant dans l’assassinat de Trotsky : c’est un personnage assez extraordinaire dans le genre, extravagant et qui rappelle un peu Caridad Mercader, la mère du célèbre Ramon. On retrouve aussi dans la « petite bande » des peintres comme Siqueiros et Orozco, des écrivains comme Maïakovski, passé au Mexique en 1925, et John Dos Passos, enfin des militants politiques, soit communistes orthodoxes, soit oppositionnels et plus ou moins partisans de Trotsky. C’est ce portait de groupe qui constitue en partie l’originalité du récit de Deville et qui fait bien voir que le Mexique est alors en plein cœur d’une Révolution mondiale en surchauffe qui connaît cependant un envers beaucoup moins glorieux.
Le glacis soviétique
L’Histoire n’est pas faite exclusivement par les dirigeants politiques et dans une moindre mesure par les intellectuels et les artistes célèbres. C’est aussi l’affaire des obscurs et des sans-grade qui en sont les agents comme les victimes.
C’est le destin mortifère d’une victime « ordinaire » des purges staliniennes que décrit sobrement Olivier Rolin dans Le météorologue [3], exposant un cas particulier, représentatif dans sa singularité même d’une véritable extermination, se déployant sur une large échelle, qui se met en place à partir du début des années 1930 en URSS. Son récit est déclenché par une visite effectuée à la prison des îles Solovki où étaient enfermés les premiers bannis du nouveau régime soviétique dès les années 1920. Il découvre qu’il y avait une bibliothèque dans ce bagne et il y trouve un album contenant des dessins (magnifiques illustrations de plantes, d’animaux et d’enfants reproduites dans un cahier hors-texte) et des lettres adressées par un détenu à sa femme, à sa fille et à des responsables politiques, dont le moindre n’est pas Staline !
À partir de ce matériau de base, auquel s’ajouteront des témoignages de détenus survivants et des recherches en archives et sur le terrain des opérations, Rolin a pu reconstruire le parcours de ce prisonnier qui a vécu dans ce camp et qui était météorologue de profession. Alexeï Vangengheim, en effet, après des études en mathématiques et en physique à Moscou, a reçu une formation d’agronome et de météorologue, métier dans lequel il fera carrière, devenant au début des années 1930 directeur du service hydro-météorologique de l’URSS. Il a rejoint la Révolution dans sa phase insurrectionnelle, a adhéré au Parti, et il éprouve le sentiment de contribuer à la Révolution russe et mondiale dans son secteur d’activité.
C’est là que le cours nouveau de l’Histoire va le rattraper en 1934. Il est arrêté en janvier, amené à la sinistre Loubianka, à la suite de la dénonciation d’un collaborateur de son service, accusé d’avoir participé à une conspiration visant à saboter l’économie soviétique, motif aggravé par l’importance stratégique de son service pour la prévision des récoltes, qui s’avèrent catastrophiques durant cette période marquée par de grandes famines et dont il sera tenu en partie responsable. Interrogé rudement, il finit par avouer ses « fautes » en février, conservant toutefois sa « confiance » au Parti et à Staline. Il revient sur ses aveux en mars, mais cela ne change rien à sa situation : il est exilé aux îles Solovki en mai d’où il ne cessera de proclamer, en vain, son innocence.
Rolin s’est intéressé à son cas non pas d’abord parce qu’il lui apparaît représentatif, typique, bien qu’il le soit : Vangengheim est en effet un personnage « moyen », plutôt conformiste et soumis, qui ne cesse de faire appel aux procureurs de l’État et aux dirigeants politiques (outre Staline, à Kalinine, président du Soviet suprême et à Iejov, responsable de la Guépéou) et qui n’a donc rien d’un héros. Son seul mérite, comme on a pu le dire de Dreyfus, c’est d’être innocent, ce qui lui sera d’ailleurs reconnu de manière posthume. Son procès ne sera pas révisé et il sera une des premières victimes de la Grande Terreur décrétée en 1937-1938, faisant partie des 1 800 détenus de son camp constituant le quota des promis à l’exécution. Il sera tué d’une balle à la tête comme ses codétenus, victime de la version soviétique de la Shoah nazie.
Le verdict de Rolin est sans appel : cette exécution, comme celle des millions d’anonymes disparus sous l’ère stalinienne, au moment où l’espérance révolutionnaire était à son zénith, signe rien de moins que la disparition du mythe révolutionnaire, sa « mort sinistre », la fin de toute aspiration de ce type dans le monde actuel. Bien sûr d’autres entreprises révolutionnaires ont succédé à cette révolution inaugurale (la chinoise, la vietnamienne, la cubaine, etc.), mais aucune n’aura réussi à proposer un « message aussi universel, à parler au monde entier, urbi et orbi [4] ».
La grande illusion s’est transformée en son contraire, une désillusion dont on ne voit pas trop sous quelle forme et quand elle pourra être dépassée, par delà le capitalisme globalisé et triomphant qui règne aujourd’hui. Ce qui s’est joué dans ces années décisives nous concerne toujours en cela, nous rappellent, chacun dans leur registre, Deville et Rolin.
[1] Patrick Deville, Viva, Paris, Seuil, 2014.
[2] Ibidem, p. 61.
[3] Olivier Rolin, Le météorologue, Paris, Seuil/Paulsen, 2014.
[4] Ibidem, p. 197.