Oh mon Charlie ! Ils ont assassiné Jaurès !
Dans quelques années, on dira peut-être que ce sont des Martin Luther King qui sont morts le 7 janvier 2015. Mais ça n’en prend pas le chemin. J’ai peur qu’ils n’aient plutôt assassinés des Jaurès. Je m’explique : Martin Luther King était un non violent, mort assassiné, alors que sa cause principale avait été, pour l’essentiel, gagnée. On ne peut pas en dire autant de Jaurès. Son assassinat, le 31 juillet 1914, s’accompagne de la défaite de la cause pour laquelle il meurt. Avec lui le pacifisme s’éteint. Et la boucherie commence.
Et nos maîtres à rire et à penser ? et nos amis de Charlie ? Cabu ? Cayat ? Charb ? Honoré ? Oncle Bernard ? Ourrad ? Tignous ? Wolinski ? Séparément et ensemble, ils portaient eux aussi bien des choses. Et maintenant qu’ils ne sont plus là, qui va les porter ? C’est qu’il ne faudrait pas qu’elles tombent par terre. C’est transparent comme du verre ces choses-là. Ça casse.
Et que portaient-ils, au juste ? la liberté de la presse ? Oui bien sûr. Et aussi, la liberté de blasphémer, de compisser Jéhovah, Mahomet, le Gros Bouddha et le p’tit Jésus. Ça aussi, ça compte. Et là, il y a déjà beaucoup moins de porteurs. Mais il y a plus, autre chose. Le mal est plus profond. Derrière les tirs à balles réelles de deux frères déséquilibrés, il y avait aussi les balles virtuelles, en plastoc, d’une société entière qui perd l’équilibre. Tout le monde ne fait pas le jihad en Syrie, mais dit-on, ils sont des centaines à être passés à l’acte. Tout de même. Et si on compte les admirateurs de ces héros virilisés avec leurs grosses kalachnikovs turgescentes, cela fait combien de gamins perdus ? Et combien qui fantasmaient « un autodafé contre ces chiens de Charlie Hebdo » ? Ça fait du monde. Et pourtant, même ainsi, ça n’en fait encore pas tant que ça. Surtout si on les compare aux autres. Les symétriques, les similaires, les alliés objectifs, les « saucisson et pinard », gonflés de pulsions nationalo-xénophobe. 24% ? Bientôt plus ? Et les petites médailles, sur fond bleu-rose, un papa-une maman ? Et ceux qui rejettent tous les voiles de la terre ? Je veux que tout le monde soit comme moi. Mon modèle, ma vie, ma religion, mes habits, mes goûts alimentaires, mon identité. « Pour moi, qui suis musulman, ma solidarité va d’abord aux musulmans » « Pour moi, Français, c’est Français d’abord ». Qui ne voit que ceci vaut cela ? Ce sont mes frères et sœurs humains, déprimés ou non, rabaissés ou non, humiliés ou non, mais cons, très cons et qui réchauffent leur acceptable solidarité identitaire à l’inacceptable feu du rejet de l’autre. Comme ces commentateurs politiques qui déjà glissent sur le sang de nos morts pour mieux déraper sur l’immigration. Douze morts à Charlie, trois mille en Mer Méditerranée. Comment ne pas voir que ceux-ci sont les cousins de ceux-là ? Comment ne pas voir qu’ils sont morts ensemble, victimes d’une même crise de l’humanisme.
Ce qui fait valeur, c’est l’humain d’abord ! Pas vos chapelles, ni vos goûts, ni vos nations. Connards ! Voilà ce que portaient nos morts. Et alors ? Qui porte avec eux ? Elle est où l’Union sacrée ? En voilà une de mauvaise blague, tous ces salauds avec leurs larmes de crocodiles, prêts à s’entr’égorger, prêt à élire le FN même. Si c’est ça, alors oui. Ce n’est pas Martin Luther King. C’est Jaurès.
Oh Charlie ! Mon Charlie ! Protège-moi ! Ils sont devenus fous ! Ils ont assassiné Jaurès !