Élections britanniques
Corbyn et le retour vers le futur des travaillistes
Un an après le Brexit, les citoyen·ne·s du Royaume-Uni ont été appelé·e·s à élire un nouveau parlement. Contre toute attente, le Parti conservateur de Theresa May a perdu son pari : il n’a plus la majorité même s’il forme le gouvernement, tandis que le Labour de Jeremy Corbyn sort revigoré de la joute électorale.
Conformément à la législation sur les élections à date fixe, aucune élection générale n’était à prévoir avant le 7 mai 2020, soit cinq ans après les élections de 2015. À l’époque, le Parti conservateur dirigé par David Cameron remporte une majorité de sièges au Parlement (330 député·e·s sur un total de 650), détenant ainsi un pouvoir politique quasi-absolu en raison du système parlementaire britannique.
Entre temps, Cameron, qui avait fait campagne pour le « non », démissionne de son poste de premier ministre à la suite du référendum sur le Brexit, lequel poste fut transféré le 13 juillet 2016 à la présente cheffe du parti conservateur, May. Or, lorsque la nouvelle résidente au 10 Downing Street déclenche des élections générales le 19 avril 2017, elle désire certes consolider sa majorité parlementaire, mais elle cherche surtout à affermir sa propre légitimité auprès des citoyen·ne·s britanniques. On peut conclure à un double échec face à ces deux objectifs : le Parti a perdu sa majorité (317 député·e·s), puis, en plus de devoir pactiser avec le controversé Democratic Unionist Party afin de pouvoir gouverner, May a perdu le duel électoral avec son rival du Parti travailliste, et ce surtout auprès des jeunes.
Pourtant, ses calculs étaient raisonnables. Dans la première moitié du mois d’avril 2017, tous les sondages donnaient au moins 20 points d’avance au Parti conservateur face au Parti travailliste ; de plus, May bénéficiait d’une solide avance (± 40 points) devant Corbyn [1].
Le sexagénaire et les jeunes
Plusieurs facteurs peuvent être pris en compte afin d’interpréter la remontée des travaillistes et de Corbyn. En plus du système électoral, qui favorise le bipartisme, et la tendance nette à la « présidentialisation » des élections où tous les yeux sont rivés vers les chefs, deux facteurs apparaissent particulièrement significatifs : d’une part, la manière dont Corbyn et son parti ont mobilisé les médias sociaux, de l’autre, la synthèse qu’il propose entre la vision socialiste du Labour traditionnel et les valeurs postmatérialistes du New Labour (post-1990).
Député travailliste depuis 1983, Corbyn est un militant chevronné des luttes sociales et politiques au Royaume-Uni. Il s’est d’ailleurs opposé au virage centriste du New Labour sous Tony Blair. À maints égards, tant par son parcours, son style que ses prises de positions, Corbyn est un véritable frère siamois du démocrate américain Bernie Sanders. Politicien non-conventionnel, on souligne généralement, pour le critiquer comme pour l’idolâtrer, que le sexagénaire végétarien n’a pas de voiture et préfère employer les transports collectifs ou encore pédaler à vélo. De plus, il se distingue par son authenticité et sa franchise, parfois clairement déconcertante si ce n’est maladroite, lorsqu’il dialogue avec ses interlocuteurs.
C’est précisément cette « maladresse politique » que les médias conventionnels ont présentée à leur clientèle. On peut alors légitimement présumer que la marge d’erreur des sondeurs au début du mois d’avril 2017 était amplifiée par les techniques employées. C’est-à-dire surtout des sondages téléphoniques, qui nécessitent une ligne fixe, ce qui est corrélé à une population plus âgée qui s’informe principalement via ces mêmes médias conventionnels.
Or, en phase avec les pratiques médiatiques contemporaines, c’est au contraire sur les médias sociaux que les travaillistes ont mené leur campagne électorale. Sur Facebook, les différentes publications du Labour ont bénéficié de plus d’un million de « partages », soit trois fois plus que les conservateurs ; sur Twitter, le compte @jeremycorbyn a été le plus populaire durant la campagne électorale ; sur Instagram, le compte Labour est suivi par quelque 33 200 personnes, contre 6 500 pour le Parti conservateur [2]. Alors que les médias britanniques traditionnels tels The Sun, The Daily Mail, The Telegraph et même BBC ont dépeint une image surtout négative de « l’herbivore bénin [3] » durant la campagne électorale, il importe toutefois d’en relativiser l’impact face à l’omniprésence (généralement positive) de Corbyn et des travaillistes dans les fils d’actualités des médias sociaux. Ainsi, face à un désengagement généralisé des citoyen·ne·s envers la politique, on peut dire que Corbyn a réussi à mobiliser les foules, virtuelles comme réelles. À cet égard, on observe un taux de participation aux élections qui atteint 68,9 %, un record depuis les années 1990.
Le New-Old Labour
Au-delà de l’image et de la forme, il importe évidemment de se tourner du côté des idées. Contrairement à la stratégie retenue par les travaillistes, le parti de May a misé sur l’élaboration d’une plateforme électorale peu garnie en matière de nouvelles politiques publiques, privilégiant plutôt les slogans, comme l’importance d’élire « un leadership fort et stable » et d’éviter « la coalition chaotique » que dirigerait Corbyn. Quant au Labour, sa plateforme contenait effectivement plusieurs projets de nationalisation (transport, énergie, etc.) et d’investissements publics majeurs (santé, culture, gratuité scolaire, hausse des pensions, etc.) [4]. Leur stratégie consistait alors à publiciser une nouvelle politique chaque jour.
Quel est donc l’esprit du projet politique des travaillistes en 2017 ? Il est raisonnable de percevoir une certaine synthèse entre les idéaux du Labour traditionnel et des valeurs postmatérialistes chères à la jeunesse d’aujourd’hui. Bref, un retour vers le futur ! En effet, les travaillistes ont proposé un programme dans lequel ils cherchaient un équilibre entre les politiques de redistribution de la richesse et les enjeux liés à la justice globale, aux droits des animaux, à l’environnement ainsi qu’aux luttes pour la reconnaissance des diverses minorités.
Sans chercher à adapter systématiquement son discours à son audience, Corbyn ne craignait pas de demeurer authentique face à ses convictions, avec toutes les contradictions et tensions que cela pouvait parfois générer. Devant une frustration généralisée envers les politicien·ne·s et leur « langue de bois », quelque 40 % de l’électorat britannique ont voté pour les travaillistes. Par ailleurs, à noter que 66 % des 18-24 sans auraient fait de même, contre 42 % pour les conservateurs [5]. En ce qui concerne les autres partis, les appuis du Scottish National Party ont reculé à 3 % et ceux des Liberal Democrats à 7,4 %.
Leçon pour la suite des choses : on ne peut plus faire abstraction des nouvelles pratiques médiatiques, et l’unique slogan qu’on répète ad nauseam sur les chaînes de nouvelles en continu n’a pas la cote sur les médias sociaux. Écrasant initialement tous ses adversaires dans les sondages, May l’a appris au prix d’une confortable majorité parlementaire. Au contraire, Corbyn en a profité, et c’est ce qui permet au sexagénaire d’affirmer au lendemain des élections : « Regardez-moi, j’ai la jeunesse de mon côté !
[1] Patrick Scott, 2017, « UK General Elections : Five Charts Showing how Labour’s Support is Increasing », The Telegraph, 31 mai 2017.
[2] www.iamcr.org, voir UK Election Analysis 2017.
[3] L’expression originale est du député conservateur Boris Johnson.
[4] « For the Many, not the Few », manifeste du Parti travailliste, 2017.
[5] www.iamcr.org, voir UK Election Analysis 2017.