Entrevue avec le cinéaste Michel Jetté

No 71 - oct. / nov. 2017

Banques, bandits et servitude volontaire

Entrevue avec le cinéaste Michel Jetté

Propos recueillis par Claude Vaillancourt

Michel Jetté, Claude Vaillancourt

Burn Out ou La Servitude Volontaire de Michel Jetté est un film décapant sur le milieu du travail. Son histoire montre à quel point la grande entreprise dévore sans le moindre remords les employé·e·s, complices de leur propre malheur.

Michel Jetté s’est fait connaître par une excellente trilogie qui explore le milieu du crime : Hochelaga, un voyage inquiétant dans le monde des motards, Histoire de pen qui dévoile l’intérieur d’une prison et BumRush, entremêlant gangs de rue et clubs de danseuses. Dénominateur commun de tous ces films : la justesse et la rigueur avec laquelle les sujets sont abordés.

ÀB ! : Comment passer de l’univers du crime, dans ta trilogie, à celui du travail oppressant dans Burn Out ou La Servitude Volontaire ? Y a-t-il un lien ?

Le passage n’a pas été difficile parce qu’il s’agit dans les deux cas d’une histoire de gangs ! Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’univers des banques, parce que je connais des gens qui travaillaient dans ce secteur, j’ai constaté que les protocoles étaient similaires à ceux du crime organisé. Dans les deux cas, les individus s’identifient profondément à l’entreprise pour laquelle ils travaillent, ils cherchent à atteindre des objectifs imposés et très élevés ; ils doivent être très performants et rapporter beaucoup d’argent.

AB !  : Comment t’es-tu intéressé au phénomène de l’épuisement professionnel ?

Je m’y suis intéressé alors que ce problème me paraissait épidémique dans mon entourage : des amis, des travailleurs, des membres de ma famille, des comédiens en étaient victimes, c’était une hécatombe ! En ce qui concerne les banques, j’ai rencontré une personne qui me disait qu’à une certaine époque, elle avait l’impression d’aider les gens en exerçant son métier, en leur obtenant l’argent pour leur première maison, ou pour réaliser certains de leurs rêves par exemple. Avec la venue des produits financiers et de la spéculation, elle s’est retrouvée avec une surcharge de travail. Une nouvelle génération de gestionnaires est arrivée avec un nouveau langage. Les employé·e·s ont des objectifs à rencontrer, ils sont mis en compétition les uns contre les autres, avec les autres succursales de la même banque, et avec toutes les autres banques sur le marché… Ça fait beaucoup de compétition ! C’est ce que je raconte dans mon film.

ÀB !  : Ton cinéma s’appuie sur une importante documentation, un désir de raconter des histoires vraies avec une grande rigueur. Ça a été le cas pour Burn Out et La Servitude Volontaire aussi ?

J’ai lu beaucoup d’études sur le sujet, surtout des études françaises, alors que le pays a été ébranlé par une importante vague de suicides reliés au travail. Au départ, je me disais qu’il s’agissait de victimes du système. Mais le burn out, c’est un peu comme une danse à deux ! Chacun peut en être aussi responsable. J’ai cherché alors à comprendre pourquoi nous nous mettions dans de pareilles situations. Il faut se poser de sérieuses questions sur notre propre conditionnement. Ce qui m’a amené à faire des liens avec les travaux d’Henri Laborit. Dans L’inhibition de l’action, Laborit démontre que devant une situation difficile, le cerveau est conditionné à fuir ou à combattre. Choisir une troisième voie, soit l’inhibition de l’action, le mène tout droit à la dépression. J’ai constaté que la majorité des personnes se soumettent aux pressions des grandes corporations et deviennent volontairement leurs serviteurs. Elles en prennent toujours davantage sur leurs épaules parce que pour la plupart des gens, quitter la corporation, perdre leur emploi, est plus dramatique que vivre les pressions dont elles sont victimes. Il s’agit d’un état d’insécurité quasi permanent. Alors on s’effondre parce qu’on n’a pas osé fuir ou combattre. Je me suis posé la question : pourquoi sommes-nous tellement portés à accepter une pareille servitude ? C’est à ce moment que j’ai pensé à Étienne de la Boétie et à son Traité de la servitude volontaire, un texte qu’il a écrit à l’âge de 19 ans. Je me suis dit voilà un lien intéressant à tisser, et je l’ai intégré dans le film.

ÀB !  : Une autre source me semble être le cinéma de Godard en général (avec les intertitres, les effets de montage, les images intercalées au récit). Est-ce le cas ?

Non. Cela est plutôt le résultat d’un processus exploratoire qui a duré quelques années ! Abordant le thème de la servitude, le film explore donc les mécanismes qui nous y mènent. L’itinéraire de l’histoire est déterminé justement par les intertitres qui font allusion aux mécanismes psychologiques qui nous commandent. On parle de structure du processus neurologique que l’on nomme « l’égo » qui est en fait toute la mécanique de la peur qui nous habite et qui détermine souvent nos actions, nos choix… malheureusement.

Le défi de concevoir un tout cohérent avec tous ces éléments s’est posé au montage. Tout était alors possible : utiliser des images, des surimpressions, des agencements musicaux particuliers. Pas question d’expliquer quoi que ce soit : on déverse le tout dans les yeux du spectateur, c’est à lui de faire les connexions. Résultat : le film dérange vraiment. Cela a donné une œuvre étrange avec des segments qui tiennent du cinéma expérimental. Une vraie folie !

ÀB !  : Ta façon d’aborder le cinéma est très particulière : autoproduction, petits budgets, peu d’acteurs connus, autodistribution… Une œuvre un peu hors du système, malgré le grand succès de Hochelaga. Pourrais-tu nous expliquer ta démarche ?

Dès que j’ai commencé à faire des films, j’ai toujours été persuadé de la nécessité de connaître et maitriser les rouages de la production. Suite à mon premier long métrage, Le lac de la lune, qui a eu une belle carrière dans les festivals internationaux, je me suis adressé à des producteurs pour le film Hochelaga. Ces rencontres ont plutôt été étonnantes : plusieurs producteurs m’ont alors demandé si les filles iraient voir ce film, sachant que selon les statistiques, ce sont les filles qui choisissent et qui forment la majorité de la clientèle. D’autres m’ont dit que Téléfilm n’accepterait jamais un film aussi violent. Je me suis alors dit que je devais retourner à la production. J’ai rencontré Louise Sabourin, qui était directrice des finances dans une autre compagnie, et nous sommes devenus partenaires dans Baliverna Films.

Pour BumRush, nous avons voulu faire un film selon le modèle des coopératives. À ce moment, le cinéma québécois occupait 20 % du marché. Nous avions un film conçu avec les gens du milieu proche des gangs de rue et des clubs de danseuses. À cette époque on parlait de guerre imminente entre motards criminalisés et certains leaders de gang de rue qui avaient monté en puissance. Nous avons pu faire notre film avec une très grande liberté : tout le monde collaborait. Cette façon de procéder nous semblait aussi intéressante pour ce qui était du partage des recettes. Quand le film est sorti, le cinéma québécois était retombé dans la morosité, il ne prenait plus que 5 % des parts du marché, et n’a pas tellement amélioré ses résultats depuis. Mais le film a fait sa marque ; il a bien fonctionné dans des festivals et a gagné quelques prix aux États-Unis.

ÀB !  : Quels sont les avantages et les inconvénients de fonctionner ainsi ?

Cette façon de faire a son lot d’inconvénients, mais elle offre une liberté qui n’a pas de prix. Cela a l’avantage d’engendrer des œuvres plus spontanées, plus directes, et de permettre des traitements innovateurs. La relation souvent difficile avec les institutions a tendance à pousser les réalisateurs·trices vers la production indépendante. Il faut se questionner sur l’apparent processus de concentration de la production dans certaines compagnies ayant un plus gros volume, ce qui tend à éliminer des compagnies telles que la nôtre.

ÀB ! : Pourrais-tu faire un bilan des trois films que tu as réalisés sur le monde du crime (motards, prisons, gangs de rue) ? Que faut-il retenir de cette intrusion très particulière dans cette sous-culture ?

Je me suis toujours intéressé à la dynamique d’un personnage qui se retrouve dans un univers qui lui est étranger, alors que son destin est déterminé par ce que, justement, il n’arrive pas à comprendre. Très jeune, je me suis intéressé au phénomène du conditionnement des êtres humains, sachant que moi aussi, je n’y échappais pas. Hochelaga a été inspiré par une histoire personnelle. Je travaillais comme entraineur dans un centre sportif et un de mes clients était un criminel de haut niveau relié à la mafia italienne. Il m’a offert un emploi dans son club. Cet univers était fascinant, par ce qu’il représente : l’argent, le pouvoir, les femmes, le risque… Je ne lui ai pas répondu. Mais ce que j’ai retenu, c’est à quel point il est facile d’être manipulé, et les conséquences très graves qui en découlent. La fascination créée par une certaine mythologie du crime organisé nous rend inconscients ou nous en donne une perception complètement faussée, ou idéalisée. Mes films sur le milieu criminel cherchent à défaire les illusions qu’il crée.

AB ! : Pour en revenir au film Burn Out ou La Servitude Volontaire, peut-on dire qu’il s’agit là d’un témoignage ?

Burn Out témoigne de l’état de notre société. Il met en lumière un monde où la liberté est sacrifiée à une illusion de sécurité. Mais cette pseudo sécurité a un prix : une servitude volontaire. C’est tout de même un concept surprenant. Cela n’annonce rien de bon. En réalité, j’ai pu voir les effets toxiques de cette culture de la performance lors de la préparation du film. Ce qui m’a frappé, c’est à quel point mes sources m’ont demandé de les protéger. Cette attitude se comprend dans le milieu des motards, alors que les gens peuvent être mis en danger s’ils témoignent. Mais dans l’univers des grandes corporations, j’ai été surpris de constater à quel point les gens sont terrifiés à l’idée même de témoigner. Ils craignent les conséquences de leurs révélations. J’ai voulu faire des entrevues pour un making of, ce qu’on m’a refusé, même si l’identité de ceux qui témoignaient était pour être cachée ! Cette culture du silence me fait poser de sérieuses questions sur l’état de notre démocratie. Devant de très grandes pressions, les travailleuses et travailleurs ne peuvent même plus exercer leur droit de critiquer, au risque d’en subir des conséquences financières graves. Des témoins m’ont même dit avoir signé des clauses de confidentialité pour qu’ils ne révèlent rien de ce qui se passe dans leur travail. Cela est probablement l’effet le plus pervers d’une des pires dépossessions de l’ère néolibérale : notre liberté.

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